Réalisé avec un budget dérisoire et en 16mm, Les Secrets des autres souffle un magnifique vent de fraîcheur sur la scène de l’indépendant américain. Son réalisateur, Patrick Wang, n’en n’est qu’à son deuxième essai, et signe d’ors et déjà un chef-d’œuvre. L’homme est à l’image de son cinéma : simple, juste et passionnant. Rencontre avec un talent à suivre.
C’est votre deuxième film sur la famille. Pourquoi ce thème vous intéresse-t-il tant ?
Patrick Wang : A vrai dire, j’ai failli ne pas réaliser le film à cause de cette raison. Ce thème me paraissait trop familier. Mais je pense que dans ces interactions que nous avons dans les familles, il y a tant d’irrésolutions et de complexités. Et tout comme des auteurs peuvent écrire sur des familles toute leur vie, je pense que je pourrais faire des films sur des familles toute ma vie. Au bout du compte, c’est un film où vous pouvez dire qu’il est similaire au précédent comme il est complètement différent.
Ce thème de la famille peut être traité de façon comique ou dramatique, et vous faites le choix du drame.
P.W. : En effet, mais je pense que c’est un drame avec des étonnants moments de comédie. Plus que du drame, il est surtout question de compassion et de tendresse. Peut-être que le prochain sera une comédie (rires).
Et qu’est-ce qui vous a particulièrement séduit dans l’adaptation de ce roman de Leah Hager Cohen ?
P.W. : Je connaissais l’auteure depuis quinze ans, et c’était son quatrième roman. Jusqu’à présent, je n’avais jamais ressenti le besoin d’adapter un livre. Dans ce roman, il y avait suffisamment de scènes dramatiques qui apparaissent comme en temps réel. C’était une bonne base pour un film, et cela donnait la possibilité de réussir l’adaptation. Pour ce qui est de l’étincelle, j’ai eu l’impression d’apprendre quelque chose du livre, que je pouvais utiliser dans ma vie. Peut-être que c’est le plus important.
Et qu’est-ce que vous avez appris ?
P.W. : (rires) Il y a des moments dans une vie où l’on cache ses problèmes afin de protéger ses proches. Et ça nous amène à nous séparer d’eux finalement. Parfois, partager sa douleur est un moyen de tisser des liens. Tout au long du roman, on a l’impression que le personnage de la mère a vécu toute sa vie avec une immense tragédie. Et au moment où elle peut enfin échanger avec quelqu’un pour qui elle éprouve de la compassion, soudain cette souffrance devient un don. C’est un très belle manière de regarder les problèmes des gens.
Les images vous sont venues pendant la lecture ou vous a-t-il fallu y réfléchir longuement ?
P.W. : Je crois que cela a pris du temps, car le plaisir d’un roman, c’est que ce n’est justement pas un film (rires). Si on pense tout de suite à l’adaptation, dès la lecture, on ne peut pas pénétrer dans l’univers.
Votre film fait beaucoup réfléchir, notamment par vos choix de plans et de montage qui demandent au spectateur d’interpréter, comme s’il était lui-même un membre de cette famille.
P.W. : J’aime construire mes plans pour qu’ils impliquent, que le spectateur soit inclus dans l’action immédiatement. Certains plans offrent une approche plus sympathique d’un personnage, et permettent de livrer la bonne information. Mais ce n’est jamais évident, c’est une traque (sourire).
Justement, on sent une vraie recherche cinématographique, notamment quand vous faites plusieurs avec le même angle. Ce que l’on a appris en cours de route change complètement la signification du plan. Comment avez-vous travaillé ce gimmick ?
P.W. : Je pense qu’observer avec un même plan monte les différences de circonstances. C’est particulièrement le cas avec une maison, ou même la cuisine, dans lesquelles il y a beaucoup de passages où l’on se croise à différents moments de la journée. Grâce à cet angle, on peut ressentir quelque chose, ce qui change dans leur vie.
Votre film parle du non-dit, et vous semblez lui donner la forme d’un non-dit en filmant ce silence, en donnant peu de détails.
P.W. : Dans plein de films, les informations nous sont données avec platitude. Quand on communique avec quelqu’un dans une pièce, il y a plein d’informations qui ne viennent pas du dialogue : le ton de la voix, les regards, le langage corporel, le fait de se sentir mal à l’aise. Il est vrai que parfois, on croit qu’il ne se passe rien, alors que tout demande à prendre forme.
Des fois, les personnages ne finissent même pas leurs phrases.
P.W. : Je suis comme ça (rires). Mais vous avez raison. Même quand un personnage dit quelque chose, la question est de savoir comment il vient à en parler. C’est très important, et ce n’est pas toujours une ligne droite. Même si leur phrase est terminée, je réécris toujours une hésitation ou quelque chose qui montre une possible bifurcation. L’idée est moins de faire une communication verbale que psychologique.
J’ai eu l’impression que cette réflexion sur le silence était aussi cinématographique. On a une sensation de cinéma presque pur, où vous allez enlever tout ce qui est inutile, et où vous allez penser aux deux bons plans, qui ensemble, par leur assemblage, vont demander une interprétation.
P.W. : Je crois que ça vient de moi, car je suis très confus dans la vie de tous les jours. Et en simplifiant quelque chose au minimum, on peut plus facilement voir sa complexité. Ensuite, j’ai un grand respect pour tous les outils cinématographiques. Par exemple, je trouve qu’il est incroyable de voir ce qu’un raccord cut peut créer. On peut exprimer plein de choses avec de simples éléments.
Je trouve notamment géniale cette idée du montage en surimpressions, et tout particulièrement lors du dernier plan. Je voulais savoir s’il reflétait cet amour du montage et de son pouvoir, du fait que deux plans, par leur symbiose, créent un sens.
P.W. : C’est une façon très compacte de raconter une histoire compliquée. Cela mène à une complexité psychologique. Par exemple, nous parlons en ce moment, mais peut-être y a-t-il quelque chose à propos de vous qui me rappelle quelqu’un d’autre. Cela va parvenir à mon esprit, perturber mon présent, et puis cela va s’en aller. Un roman peut l’exprimer avec de longs passages poétiques. Au cinéma, il faut utiliser d’autres outils pour faire en sorte que les gens le ressentent, même si ce n’est pas aussi profond. Par exemple, à la fin du roman, on y décrit une vraie ouverture de ces personnages vers le monde qui les entoure. C’est un vrai soulagement et je trouvais que le montage en surimpressions était un bon moyen de transcrire cette sensation à l’écran pour le dernier plan.
J’aime aussi beaucoup vos acteurs. Comment avez-vous travaillé avec eux, surtout avec les enfants, car beaucoup disent que cela n’est pas facile ?
P.W. : J’ai souvent entendu ça, mais je n’ai jamais eu ce problème. J’adore travailler avec des enfants, et ceux du film avaient en plus de l’expérience. Ils sont jeunes mais ce sont déjà des stars de Broadway. Donc c’était comme travailler avec des adultes, mais avec plus de fun. J’aime les acteurs qui sont progressifs, qui s’améliorent au fil du tournage. J’aime quand nous évoluons ensemble. C’est comme cela que j’ai dirigé les castings : je me moque de voir où ils en sont. Je m’intéresse à ceux qu’ils peuvent donner plus tard. Un acteur n’est pas très utile s’il est est bon aux auditions, mais qu’il ne peut pas avancer avec vous. Mais en premier lieu, je suis comme vous, j’adore mes acteurs !
D’ailleurs, il n’y a pas vraiment de personnage central dans le film. Ils sont tous aussi importants.
P.W. : C’est vrai, c’est équilibré. Dans le livre, la mère est plus centrale, mais je voulais montrer l’impact que des gens peuvent avoir sur d’autres. Et c’est plus dur de faire un film sans personnage principal. Je voulais voir si je pouvais le faire (rires).
Tout le long du film, on suit le point de vue des des différents membres de la famille, mais j’ai été surpris qu’à un moment, vous choisissiez d’adopter celui de l’être qu’il leur manque en la personne de Simon (le bébé décédé, ndlr). Pourquoi ce plan en vue subjective ?
P.W. : Le roman débute par un prologue sur la naissance de Simon. C’est magnifique ! Ce sont probablement les cinq plus belles pages que j’aie jamais lues. Et quand j’ai parlé de mon projet d’adaptation à des gens qui avaient lu le livre, ils ont tous supposé que j’allais passer ce prologue. Mais c’est la meilleure partie ! Cette façon de faire dans le roman centre sur le bébé, et c’est ce que j’ai voulu faire. C’est cette scène un peu étrange au début qui va hanter le reste du film.
Comment vous justifieriez cette justesse d’écriture pour l’ensemble de vos personnages ? Quel rapport avez-vous développé avec eux ?
P.W. : Je pense que certaines choses proviennent de l’écriture, notamment la réécriture de répliques dont nous parlions plus tôt. C’est un travail psychologique principalement. Mais tout repose sur les acteurs et sur leur jeu. Ils ont l’avantage du roman, qui leur offre tout un background à explorer. Je pense que les bons acteurs peuvent donner ce genre de performances. Ils le font même tout le temps. On pense qu’un acteur ne peut faire qu’une chose à la fois, alors on lui donne les éléments l’un après l’autre, mais en fait, il peut en faire dix.
Avez-vous eu des inspirations dans l’écriture et la réalisation ?
P.W. : Pour ce film, ma plus grande influence fut l’un des premiers films de Peter Fonda, L’Homme sans frontière (The Hired hand en VO, ndlr). C’est un esprit qu’il a su inventer, qui est assez unique, notamment dans son utilisation d’images superposées. C’est un très beau film.
Votre film traite de sujets universels et actuels, qui pourraient trouver leur place dans un cinéma plus populaire. Mais vous avez l’ambition d’un cinéma indépendant, malgré un budget dérisoire. Pensez-vous qu’il y a une vraie scission entre le cinéma commercial et la scène indépendante ? Où vous placez-vous dans cette industrie ?
P.W. : Je crois que si je fais des films, c’est parce que j’ai l’impression qu’il manque quelque chose. Il y a plein de bons films sur certains points, mais pour moi, ils passent à côté du plus important, que j’aime dans le théâtre, que j’aime dans les livres, que j’aime dans le cinéma, c’est un profond humanisme. Je vois rarement des films qui parlent de la vie, et qui pourraient être utiles dans ma vie. Avant, on faisait plus de films comme ça. C’est aussi ce que je veux : défendre la valeur de l’empathie et de l’imagination.
Et vous pensez pouvoir le faire avec un plus gros budget ? Ou vous voulez rester indépendant ?
P.W. : Je ne sais pas trop. Mais je sais que je veux rester indépendant. Il y a deux choses que je recherche quand je pense au prochain film : je veux en être fier comme si c’était mon dernier, et je ne devrais pas savoir à quoi il ressemblera. Il faut qu’il y ait une part d’inconnu, que l’on découvre en faisant le film. Ces deux choses là sont essentielles. Pour le reste, je ne sais pas.