Une Palme d’Or à la puissance dévastatrice.
Si Jacques Audiard est l’un des cinéastes français les plus talentueux de sa génération, beaucoup ont montré leur désaccord suite à la remise de la Palme d’Or à Dheepan lors du dernier festival de Cannes. Certes, cette récompense visait sûrement plus l’homme que son long-métrage, mais étonnamment, l’idée s’avère pleine de sens. Car sans pouvoir concurrencer les chefs-d’œuvre de son auteur (De battre mon cœur s’est arrêté, Un Prophète), Dheepan prend instantanément la forme d’un grand film qui répond aux thèmes chers du réalisateur, tout en redéfinissant son cinéma. Encore une fois, il part d’un sujet à tendance sociale pour mieux en effacer l’aspect, et se concentre avant tout sur ses personnages victimes de leur situation (ici, des immigrés sri-lankais installés dans une banlieue à risques). Les polémiques et les sur-interprétations idiotes qu’il engendre depuis son passage cannois sont surtout révélatrices de l’incapacité de la France a faire des films sur elle-même sans voir qu’elle n’est qu’un contexte, un miroir déformant de la réalité qui n’en devient pas réel pour autant.
En effet, Audiard est encore l’un des rares à ne pas compenser les manques de moyens de l’industrie cinématographique française par les codes d’un naturalisme désormais vidé de son sens. Il n’en utilise que les oripeaux, à commencer par la caméra épaule et les nombreux gros plans, pour transmettre mille fois plus qu’une sensation de réalité. Au travers de cette fausse famille que Dheepan (Antonythasan Jesuthasan), un ancien tigre tamoul, essaie de construire avec Yalini (Kalieaswari Srinivasan) et la petite Illayaal (Claudine Vinasithamby), le réalisateur symbolise le chaos qui entoure ces trois vies, et duquel ils s’efforcent d’en extirper un sens, une raison d’être. Ce rapprochement permanent du corps de ses protagonistes crée un étouffement, une sorte de claustrophobie qui appuie leur emprisonnement au sein de ces barres d’immeuble. Il faudra une heure de film pour qu’Audiard ose un travelling aérien, quittant Dheepan pendant quelques instants pour s’envoler, respirer et nous montrer pour la première fois le paysage que cache cette cité appelée Le Pré. Son intelligence n’est pas tant de pointer du doigt les inégalités sociales dont il est difficile (voire impossible) de s’extraire, mais de montrer que les hommes, dès qu’ils vivent en groupe, sont privés de liberté. A vrai dire, ils continuent d’avoir le choix, mais celui-ci n’apparaît qu’à quelques occasions, et il faut ensuite assumer les conséquences de chacun d’entre eux. Dans De battre mon cœur s’est arrêté, Tom veut reprendre la musique, tout en devant faire face aux nombreuses années qu’il a passé sans pratiquer le piano. Pour Audiard, la vie est une machine dont on choisit sur quel bouton appuyer, sans pour autant pouvoir stopper le mouvement de rouages qu’il provoque, à l’instar de la montée criminelle de Malik dans Un Prophète.
Dheepan est donc avant tout une déclaration d’amour au pouvoir de la fiction, qui n’est pas incompatible avec la description d’une certaine réalité. La vie des personnages est bien écrite, comme s’ils subissaient un destin dont ils ne peuvent pas réchapper. Le réalisateur développe ainsi une relation entre Yalini et Brahim (Vincent Rottiers), l’un des chefs de gangs locaux. Lucide et méfiant, il semble savoir assez rapidement le sort que va lui réserver le film, sans chercher de solution. D’une certaine façon, ils savent tous qu’ils sont des archétypes et qu’ils ne peuvent pas fuir ce modèle qu’ils représentent. Brahim sera celui qui poussera involontairement Yalini à ouvrir les yeux sur sa condition, notamment lors d’une magnifique scène où chacun parle dans sa langue, avouant ses secrets en sachant que l’autre ne le comprend pas. Tout tient justement dans cette absence de communication. Chaque être est contraint par les autres tout en suivant ses propres objectifs, comme portant des œillères. C’est de cette façon qu’Audiard transcende ses inspirations naturalistes. Il ne prend jamais en otage le spectateur en lui imposant d’être compatissant par le misérabilisme de ses protagonistes. Il les décrit chacun avec ses complexités et son égoïsme, qu’il s’agisse de la volonté de Yalini de partir en Angleterre à celle de Dheepan d’imposer la réalité de cette famille qui n’est qu’un mensonge.
Par ailleurs, le long-métrage se fonde sur cette notion de fantasme et d’espoir qui permet aux personnages d’aller de l’avant. Ils sont conduits par des codes sociétaux qui leur promettent un avenir meilleur, l’occasion pour Audiard de flirter avec d’autres codes : ceux du cinéma de genre. Le film crée même une proximité avec le spectateur en assumant totalement d’être une fiction, et de ne pas vouloir tricher avec la réalité, qui n’est qu’un leurre au cinéma. Il joue de ses évidences narratives que nous connaissons pour mieux envisager et imaginer la suite, notamment dans une escalade à la violence inévitable, au point de toucher au vigilante movie dans le troisième acte. C’est de cette logique faussement clichée (même si quelques scènes n’évitent pas une certaine maladresse) que le cinéaste puise la subtilité de son récit, loin de la pauvreté que semble inculquer les drames sociaux à la sauce faux documentaire. Dheepan dévoile ainsi que sa complexité ne fait qu’englober la simplicité d’une histoire d’amour touchante, dans la plus pure tradition de la comédie de remariage. Bien qu’étrange au premier abord, la dernière séquence ne fait que confirmer ce doigt d’honneur que Jacques Audiard tend au naturalisme, faisant vaincre le fantasme sur la dureté de la réalité. Après tout, il s’agit aussi de la force du septième art que de faire rêver. La fait que ce final se tienne en Angleterre anime déjà de nombreux débats sur la dimension politique du métrage, alors que cela importe peu. Seul compte cette promesse cinématographique d’un futur meilleur, symbolisé par cette pelouse dont l’étalonnage du vert lui donne un aspect irréel. Sans double-sens et sans tromperie, cette famille a enfin trouvé le vrai Pré, que Dheepan définissait au début du film grâce au dictionnaire comme « une prairie, un pâturage ». Ils n’en demandaient pas plus.