[Venise 2015] Jour 7 : Vampires et poupées de cire

Maintenant que les festivaliers sont bien rôdés, les sélectionneurs peuvent commencer à envoyer le “bizarre”, les expérimentations narratives, les films art & essai purs et durs, les films à forte teneur symbolique.

Sangue-del-mio-sangue-2

Premier de cordée, Marco Bellochio et son Sangue del mio sangue. Il s’agit d’un film surprenant, une belle variation autour des thèmes de la sorcellerie et du vampirisme, qui sert surtout au cinéaste à critiquer la société italienne contemporaine.
La scène clé du film, irrésistible, est sans doute celle où le vampire va chez son dentiste et disserte avec lui des dérives mafieuses du système, louant les petites magouilles de jadis et rejetant les grosses malversations financières d’aujourd’hui. Bellochio montre qu’ici, les monstres désignés sont sans doute moins maléfiques que ceux qui essaient de les persécuter. Jadis, les autorités religieuses abusaient de leur pouvoir, en pratiquant la torture lors de l’Inquisition. Aujourd’hui, les bourreaux sont les financiers, les politiciens et tous les parasites qui profitent du système…
Alliant un message de fond politique et ancré dans le réel à une forme soignée, truffée de plans sublimes, le cinéaste italien s’inscrit parmi les outsiders possibles dans la chasse au Lion d’Or.

anomalisa (2)

Ensuite, Charlie Kaufman et son Anomalisa. Un film d’animation réalisé en stop motion avec des figurines de cire, qui lui permet de continuer à explorer son thème favori, la crise identitaire. Le scénario, qui tourne autour de la rencontre entre un homme blasé, en plein spleen de la quarantaine, et une jeune femme pleine de vie, évoque irrésistiblement la brève histoire entre Bill Murray et Scarlett Johansson dans Lost in translation, de Sofia Coppola et le Barton Fink des frères Coen. Il emprunte aussi beaucoup, forcément, à Dans la peau de John Malkovich, le premier scénario du duo Spike Jonze/Charlie Kaufman. Et l’animation évoque également Le Sens de la vie pour 9,99$ de l’israélien Edgar Keret, autre film introspectif sombre et déprimant.
L’ensemble est plutôt réussi, même si Charlie Kaufman ne se renouvelle pas vraiment. On pouvait espérer un peu plus et un peu mieux de sa part, surtout après sept ans d’attente…

abluka - 2

Enfin, Abluka (Frenzy) du cinéaste turc Emin Alper. Une oeuvre étrange, complexe, difficile d’accès, où l’on peine à démêler ce qui est de l’ordre du réel ou du fantasme. On comprend néanmoins les intentions du cinéaste. A travers l’histoire de deux frères qui ont du mal à communiquer l’un avec l’autre, il évoque la difficulté de maintenir l’unité d’un pays composé de plusieurs ethnies, plusieurs religions, plusieurs philosophies de vie. Il parle aussi du climat délétère qui règne dans le pays, et la paranoïa qui en découle.  Les partis-pris de mise en scène forts et le sujet, abordant des problématiques contemporaines importantes, en fait aussi un client sérieux en vue de la remise des prix, samedi prochain.

Bertrand Tavernier n’aura pas à attendre aussi longtemps. Les organisateurs du festival lui ont décerné un Lion d’Or pour l’ensemble de sa carrière, à l’issue de la projection de La Vie et rien d’autre. Une récompense méritée pour ce grand cinéaste français, capable d’évoluer dans tous les registres, du film historique au polar, de la comédie au drame social contemporain, avec le même bonheur.

lolo-2

Sa compatriote Julie Delpy est loin d’avoir autant d’expérience, mais elle se constitue peu à peu une filmographie intéressante. Elle aussi aime à varier les plaisirs. Du film intimiste (Two days in Paris) au drame horrifique en costume (La Comtesse) en passant par la comédie dramatique (Le Skylab), chacune de ses oeuvres explore d’autres horizons cinématographique. Avec Lolo, présenté aux Giornate degli autori, elle s’attaque à une pure comédie. Elle y incarne une quadragénaire stressée, désespérée de trouver l’homme de sa vie jusqu’à ce qu’elle tombe sur  Jean-René (Dany Boon). C’est un garçon un peu naïf, très éloigné de ses critères de beauté habituels et de son milieu social, mais elle s’attache à lui. Ceci n’est pas du tout au goût de son fils (Vincent Lacoste), qui est prêt à tout pour éloigner les hommes qui tournent autour de sa mère, y compris aux pires vacheries…
Lolo est une jolie mécanique comique, parfaitement huilée, que la cinéaste pimente de quelques répliques très crues – et très drôles – assez inhabituelles dans le paysage cinématographique français.

Island-City-2

Dans la même section, Island city du cinéaste indien Ruchika Oberoi a séduit autant que dérouté les festivaliers. Il s’agit d’un film à sketches inégal, qui commence fort avec une critique irrésistible, par l’absurde, du monde du travail, avant de raconter deux histoires plus classiques – et moins enthousiasmantes – traitant de la place de la femme dans la société indienne.
Le scénario du premier sketch est un petit bijou :  un cadre ne vivant que pour son travail est nommé employé du mois et, selon la nouvelle politique en vigueur dans l’entreprise, gagne un jour de repos forcé. L’homme rechigne. Il a beaucoup de travail à accomplir et une journée off risque de nuire à son rendement. Il sait très bien que ceux qui n’atteignent pas leurs objectifs sont licenciés sans ménagement. Le héros du mois peut très bien être la victime du mois suivant. Mais son supérieur insiste. Il doit obéir aveuglément aux ordres et profiter de toutes les activités offertes par la société. L’homme est donc envoyé dans un grand centre commercial où il bénéficie de soins, de cadeaux et d’attractions ringardes. Comme il ne profite toujours pas de la journée, les ordres lui proposent d’autres activités, encore plus étonnantes…
Le cinéaste démonte le fonctionnement du système capitaliste, l’obsession du résultat, l’obsession de l’ascension sociale, les techniques de management ringardes qui essaient vainement de cacher la cruauté des plans sociaux, l’asservissement à des maisons-mères dont personne ne connaît les dirigeants…
Puis il dérive peu à peu vers une réflexion sur l’obéissance aveugle des individus à une autorité supérieure ou du moins qui s’est autoproclamée comme telle, et les possibles dérives totalitaires d’un tel système. Brillant.
Dommage que les deux autres sketches ne soient pas de la même teneur et de la même intensité. La cause défendue est noble, mais le sujet n’est pas novateur et le traitement est également moins intéressant, même si les trois histoires sont habilement reliées les unes aux autres.

Tanna - 2

Dans la section La Settimana della Critica, nous avons aussi pu découvrir Tanna, le très beau film de Bentley Dean et Martin Butler.
Entièrement jouée par des tribus aborigènes de New South Wales, en Australie, le scénario est une fable naïve tournant autour d’une relation amoureuse impossible, de traditions ancestrales et d’un conflit entre tribus. Rien de fondamentalement original, si ce n’est le contexte – une sorte de Roméo & Juliette chez les aborigènes – et le cadre – les abords d’un grand volcan. Le film est joliment réalisé et offre plusieurs plans d’une beauté saisissante. Dépaysement garanti…

A demain pour la suite de ces chroniques vénitiennes…

[Venise 2015] Jour 7 : Vampires et poupées de cire