D’année en année, de film en film, le réalisateur mexicain Guillermo del Toro est en train de bâtir l’une des filmographies les plus riches et les plus atypiques du cinéma moderne. Il aura fallu attendre presque dix ans pour voir éclore le projet Crimson Peak, film de fantômes gothique pour lequel le cinéaste a souhaité construire entièrement le décor. Un projet ambitieux donc, revenant aux origines du cinéma d’horreur tout en passant au scanner plus de cent ans d’histoire du genre. À l’instar de Pacific Rim avec le blockbuster, Crimson Peak fait office par sa nature même de manifeste à l’encontre de tout ce qui se produit actuellement dans le cinéma fantastique américain. Un nouveau film admirable, ou quand Jane Austen et les sœurs Brontë rencontrent Mario Bava et Terence Fisher.
Difficile d’aborder une œuvre si ample sans se perdre dans le foisonnement visuel, thématique et référentiel qui nous est offert. Le film narre l’histoire d’Edith Cushing (Mia Wasikowska), jeune romancière en herbe hantée depuis l’enfance par les apparitions fantomatiques de sa défunte mère. L’arrivée du charismatique Sir Thomas Sharpe (Tom Hiddleston), noble britannique venu à New York dans l’espoir de vendre sa machine à extraire l’argile, va chambouler l’existence d’Edith. Malgré l’échec de son entreprise, l’homme va s’éprendre de la jeune femme, l’invitant à venir vivre dans sa lugubre demeure, qu’il occupe avec son étrange sœur Lucille (Jessica Chastain). Comme toujours chez le cinéaste mexicain, il est question d’une œuvre hybride, faisant converser tout un tas d’influences avec la même radicalité qui caractérise son cinéma. Des films Universal des années 1930 à ceux de la Hammer en passant par le giallo italien, tant de références sont ici mariées avec une telle virtuosité qu’elle en donne le vertige. Tout le travail sur les couleurs, souvent très fortes et symboliques, n’est pas sans rappeler les films de Mario Bava ou de Dario Argento, sans pour autant verser dans l’hommage ou la démonstration esthétique. Les couleurs sont ici utilisées avec ingéniosité, caractérisant les personnages, leurs conflits et leur évolution psychologique tout en agissant uniquement sur l’inconscient du spectateur. Tout comme la direction artistique, absolument chaque détail visuel (et sonore) chez Del Toro est un outil de narration en même temps qu’un formidable moyen d’immersion. La mise en scène, d’un classicisme sublime dans le premier acte, contraste avec la radicalité graphique de certaines séquences et la profonde noirceur de la suite du récit. Cette évolution visuelle s’accorde parfaitement avec le parcours de son héroïne ainsi que ses sombres découvertes.
Guillermo del Toro a bien insisté (et à juste titre) sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un film d’horreur mais d’une romance gothique. En effet, Crimson Peak décevra sans doute les amateurs de twists, de jump-scares et autres effets sensationnels, préférant aux trains fantômes très à la mode aujourd’hui une atmosphère des plus insidieuses. Certains reprocheront la prévisibilité du scénario, quand bien même le réalisateur ne triche jamais avec son spectateur. Il n’est en effet jamais question de twist(s) censé(s) scotcher le spectateur, les différents enjeux émotionnels étant clairement exposés dès le début du film. Tout est dans les images. S’il répond évidemment aux critères du cinéma d’horreur, Crimson Peak est avant tout un grand film de personnages, aux relations complexes et aux agissements ambigus. D’une part, le parcours d’Edith, véritable récit d’apprentissage dans la veine des plus grands romans classiques de l’ère victorienne (rappelons que Jane Eyre est une référence importante du cinéaste). D’abord effrayée par les fantômes depuis le traumatisme causé par l’apparition de sa mère, Edith va devoir apprendre à ne plus les fuir, à user de sa connexion surnaturelle pour les comprendre et les aider. Un récit initiatique touchant, nous invitant directement à chercher la vraie beauté dans l’horreur. Car comme dans tous les films de Guillermo del Toro, les monstres sont souvent plus humains que les vivants. Le personnage de Thomas Sharpe est de ce point de vue magnifiquement ambigu, tiraillé entre son amour inattendu pour Edith et les sombres desseins de sa sœur Lucille. Cette dernière, est sans conteste l’un des personnages les plus complexes sortis de l’imagination du cinéaste, triste incarnation d’une famille en déclin. Le cinéaste met ainsi en place un charnel et vénéneux triangle amoureux, que les incroyables prestations de ses acteurs transcendent à chaque image.
Tour à tour terrifiant, émouvant et lyrique, Crimson Peak est un chef-d’œuvre d’une richesse rare, mixant les genres et les influences avec une maîtrise impressionnante. Le genre de film qui redonne foi en la puissance évocatrice d’un genre à l’agonie.