Eli Roth a les crocs, et nous avec !
Il y a quelques semaines, nous critiquions le e-cinéma à travers MI-5 Infiltration, exemple probant d’une alternative ratée qui promettait de contrer le formatage des multiplexes pour finalement n’offrir que des productions dignes des DTV du samedi soir. Mais avec The Green Inferno, le système de visionnage pourrait bien (re)trouver le crédo avec lequel il s’est vendu. Après tout, il est clair que le déjanté Eli Roth joue de la provocation en voulant rendre un hommage trash et gore aux films de cannibales des années 70 (Cannibal Holocaust en tête). Ce projet étonnant et inespéré sonne comme une sorte d’expérimentation sur la mondialisation et son ouverture d’esprit que visaient déjà Gaspar Noé (Love) ou Lars Von Trier (Nymphomaniac). Le résultat fut sans appel : une année au point mort du côté de la distribution, avant que la sortie ne soit progressive, traînant une réputation d’objet irregardable et de cauchemar pour les instances de la censure. Dès lors, on peut féliciter le e-cinéma de défendre ce septième art déviant en nous permettant d’enfin juger du bébé maudit d’Eli Roth.
Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le bonhomme s’est fait plaisir. Loin de toute considération de son public, il fonce tête baissée dans cette violence crasse et jouissive qui fait son charme, le tout accompagné d’un cynisme et d’un nihilisme rageur. En effet, The Green Inferno se construit sur l’ironie de jeunes pseudo-activistes écolos victimes d’un crash d’avion en plein milieu de l’Amazonie, puis capturés par un peuple anthropophage dont ils voulaient à l’origine sauver l’habitat. Roth ne fait alors qu’accentuer leur uni-dimensionnalité (mis à part pour son héroïne, incarnée par Lorenza Izzo) pour empêcher toute empathie dans le massacre qui va suivre. Son inventivité dans les sévices et sa proportion à repousser ce qu’il est possible de montrer à l’écran en deviennent alors presque réjouissantes, surtout quand le réalisateur emploie son amour du grotesque. Le spectateur en est amené à s’interroger sur sa propre monstruosité et sur sa résistance à des images que les médias modernes ont tôt fait de banaliser. A ce titre, le film résonne avec Knock Knock, autre long-métrage plus sage mais tout aussi intéressant de Roth, sorti le mois dernier. On y voyait la vie du pauvre Keanu Reeves détruite par une vidéo compromettante postée sur Facebook. Cette toute-puissance des réseaux sociaux et de l’information instantanée, les personnages de The Green Inferno y croient naïvement, ne comprenant pas qu’elle est plus efficace pour couvrir la perversité de l’homme que pour l’aider à bâtir un projet utopique. Une fois devant les plus bas instincts de l’être humain, Internet s’avère de peu d’utilité.
Eli Roth ne se gène donc pas pour se moquer de cette génération occidentale se croyant supérieure par sa technologie et sa prétendue civilité. Comme souvent dans son cinéma, l’horreur est affaire d’égalité. Elle peut surgir de nulle part, là où on ne l’attend pas. Le réalisateur ne remet jamais vraiment en question les rites et la culture de ces aborigènes. Au contraire, il montre les rapports universels qu’ils tiennent avec leurs prisonniers, à commencer par l’humour régressif de Roth. Lors d’une blague scatologique à priori de mauvais goût, la caméra se concentre sur les rires des enfants de la tribu, comme si elle traçait le lien de la bêtise et de la violence entre les civilisations, appuyé par le surprenant choix narratif du dernier acte. De toute façon, The Green Inferno ne parle que de cette intemporalité de la cruauté humaine, ne serait-ce qu’en ressuscitant cette branche disparue du cinéma d’horreur. Cela ne l’empêche pas pour autant de traiter son nihilisme par un fun décomplexé aussi rafraîchissant qu’éprouvant. Avec l’irresponsabilité comme porte-étendard, il se permet des saillies gores et graphiques particulièrement réussies (surtout lors des préparations culinaires des cannibales). Si certaines séquences s’avèrent assez moches, c’est que la mise en scène importe moins que l’action à filmer. En montrant toujours l’immontrable sans jamais le suggérer (ou rarement), Eli Roth s’affranchit du cadre et du hors-champ, autrement dit de la grammaire cinématographique de base. Bien plus qu’une expérimentation de la censure, The Green Inferno ne serait-il pas celle d’un anti-cinéma ?
Réalisé par Eli Roth, avec Lorenza Izzo, Ariel Levy, Aaron Burns…
Sortie en e-cinéma le 16 octobre.