Genre : drame
Année : 1968
Durée : 1h36
L'histoire : Monsieur Kopfrkingl est un employé modèle. Incinérateur de cadavres de son état, il exerce son métier avec amour. Il aime ses morts, il est heureux de libérer les âmes et souhaite, par amour de son prochain, à tous une mort prochaine. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, un ami nazi le persuade qu'il doit avoir du sang allemand dans les veines. Et M. Kopfrkingl se prend a rêver d'une race pure. Son crématoire va pouvoir tourner à plein régime.
La critique :
Dès 1940, Charlie Chaplin est le premier réalisateur à évoquer l'Holocauste, qui deviendra bientôt la Shoah, avec Le Dictateur. Mais à l'époque, l'extermination de plusieurs millions de juifs dans les camps de la mort est encore un sujet tabou. Entre les années 1960 et 1980, plusieurs films connaissent enfin un succès retentissant. C'est par exemple le cas de Le vieil homme et l'enfant (Claude Berri, 1967), Monsieur Klein (Joseph Losey, 1976) et d'Au Revoir les Enfants (Louis Malle, 1987).
Puis, la Shoah se développe largement au cinéma entre les années 1990 et les années 2000. La Liste de Schindler (Steven Spielberg, 1993), Le Pianiste (Roman Polanski, 2002), ou encore Amen (Costa-Gavras, 2002) sont autant de témoignages historiques sur la déportation et les camps de la mort.
Vient également s'ajouter L'Incinérateur de Cadavres, réalisé par Juraj Herz en 1968. Mais attention, L'Incinérateur de Cadavres n'est pas vraiment un film centré sur le thème de la Shoah, même s'il est bien question ici d'un processus d'extermination qui se met en marche. A l'origine, le long-métrage est l'adaptation d'un roman éponyme de Ladislav Fuks.
L'Incinérateur de Cadavres est un film tchécoslovaque, donc (hélas) encore méconnu en France. La distribution du film ne risque pas de vous évoquer grand-chose, à moins que vous connaissiez les noms de Rudolf Hrusinsky, Vlasta Chramostova, Jana Stehnova, Milos Vognic et Zora Bozinova, mais j'en doute. A la base, Juraj Herz n'est guère convaincu par le roman orginal, qu'il juge trop fuligineux pour être adapté au cinéma.
Mais les thèmes abordés par Ladislav Fuks le passionnent. Et Juraj Herz décide de s'approprier l'opuscule. Vers la fin des années 1960, la Tchécoslovaquie connaît des heures sombres et difficiles : l’entrée des chars soviétiques à Prague et la reprise en main par Moscou. La Tchécoslovaquie devient une terre communiste sous l'égide de la dictature et de la censure, ce qui oblige Juraj Herz à interrompre plusieurs fois le tournage. Puis, à la fin de l'année 1968, L'Incinérateur de Cadavres sort enfin dans les salles obscures.
Pas pour longtemps. Le film est nûment banni et interdit dans son pays. Juraj Herz est même placé sous haute surveillance. Tourné en noir et blanc, le film nous transporte au moment de l'invasion de la Tchécoslovaquie par l'armée nazie, donc au début des années 1940.
Attention, SPOILERS ! Monsieur Kopfrkingl est un employé modèle. Incinérateur de cadavres de son état, il exerce son métier avec amour. Il aime ses morts, il est heureux de libérer les âmes et souhaite, par amour de son prochain, à tous une mort prochaine. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, un ami nazi le persuade qu'il doit avoir du sang allemand dans les veines.
Et M. Kopfrkingl se prend a rêver d'une race pure. Son crématoire va pouvoir tourner à plein régime. On tient clairement là un film éminemment complexe entre thriller, tragédie et horreur. A travers L'Incinérateur de Cadavres, Juraj Herz aborde plusieurs thématiques passionnantes : la pureté de l'âme qui serait synonyme de pureté de la "race", l'ascension d'un patron modèle qui va se transformer en capitaliste semant la mort et la terreur, et la chronique d'une Nation en déliquescence.
Parallèlement, la Shoah est davantage suggérée. La folie monte crescendo jusque l'inéluctable. Dans L'Incinérateur de Cadavres, c'est surtout la mise en scène clinique et chirurgicale qui impressionne. Juraj Herz réalise un travail impressionnant, à la fois influencé par le cinéma de la Nouvelle Vague des années 1960, avec cette caméra qui se focalise sur les expressions de son personnage principal ; et l'art expressionniste allemand. En ce sens, L'Incinérateur de Cadavres se montre particulièrement déroutant, surtout dans sa première partie. Juraj Herz tergiverse entre le film ultra réaliste, parfois à la limite d'un documentaire froid et distant, et le long-métrage justement surréaliste, conviant le spectateur à sonder la psyché (en forme d'autoscopie mentale) de cet entrepreneur séditieux et fallacieux.
L'affiche du film a le mérite de résumer parfaitement la tonalité du film, à savoir un homme, ou plutôt une ombre qui marche dans la brume, ne laissant derrière elle que la mort et la désolation. Mais pour Juraj Herz, cette descente dans les limbes de l'enfer est le résultat d'un long processus. Tout d'abord flagorné par un ami peu scrupuleux, Monsieur Kopfrkingl accepte d'adhérer au parti nazi.
Seul hic, et pas des moindres, sa femme est soupçonnée de "juiverie". Plus exactement, elle serait une "demi-juive" qu'il faut donc exterminer. La folie et le subterfuge fonctionnent (hélas) à merveille pour cet homme qui se laisse convaincre par une idéologie pernicieuse et xénophobe. Puis, c'est au tour du fils et de la fille de subir le courroux d'un père obnibulé par la réussite et ce désir d'appartenir à ce sang aryen et dominateur.
A travers le portrait de Monsieur Kopfrkingl, Juraj Herz décrit et dénonce toute cette propagande de conditionnement auprès de la population et plus largement de ceux qui trahiront, dénonceront et participeront à "l'effort" d'extermination. Un processus toujours dicté par la pureté de la race. L'Incinérateur de Cadavres s'apparente davantage à un voyage au coeur des ténèbres ("Rien n'est sûr dans la vie, sauf la mort"). Plus que l'idéologie nazie, le film s'interroge sur la propagande menée par les dictatures qui s'immisce et s'impose à l'esprit comme des vérités irréfragables.
La musique du film, à la fois baroque et classique, vient renforcer cette impression de malaise. Enfin, le long-métrage peut s'appuyer sur l'extraordinaire composition de Rudolf Hrusinsky, totalement habité par son personnage. Bref, on tient là un chef d'oeuvre et un grand classique du noble Septième Art.
Note : 18.5/20
Seconde chronique :
Comment se peut-il qu'un tel chef d'oeuvre ait pu, à ce point, passer inaperçu ? Réalisé en 1968 par Juraj Herz, ce film aura dû attendre 32 ans avant de sortir confidentiellement en salle, et quinze ans de plus encore, pour être édité en dvd. En effet, ce n'est qu'en 2015 que cette pépite du cinéma tchèque (et du cinéma tout court) a trouvé un distributeur par l'intermédiaire de l'éditeur Malavida. Quelle superbe idée a eu cet éditeur ! Au départ, je n'avais nullement l'intention de chroniquer ce film, mais devant son extraordinaire qualité, je me suis vu presque dans "l'obligation" de vous faire partager mon enthousiasme.
Hautement transgressif dans son fond, esthétiquement fascinant, L'Incinérateur de Cadavres est un choc. A vrai dire, il n'est pas si étonnant que cette oeuvre soit restée longtemps interdité, condamnée à plus de trente ans de mise à l'index. L'audace du propos, la diatribe féroce du réalisateur n'ont pas dû plaire à tout le monde. Surtout en 1968, année de sortie du film, alors qu'en même temps, les chars russes de sinistre mémoire débarquaient dans les rues de Prague...
Ne vous laissez pas abuser par son titre, ce n'est nullement un film d'horreur, en tout cas pas sur la forme. Ne vous laissez pas non plus rebuter par sa nationalité car ce film est un pur chef d'oeuvre. Adaptation anxiogène du livre de Ladislav Fuks, L'Incinérateur de Cadavres décortique et retrace avec une implacable linéarité une plongée intérieure dans la folie en basculement sociétal irréversible vers le nazisme. On peut aussi appréhender L'Incinérateur de Cadavres comme une comédie macabre parfaitement huilée qui témoigne d'un monde cauchemardesque, prêt à basculer dans un gouffre de haine et d'abomination. Par sa noirceur, son cynisme et son ambivalence morale, L'Incinérateur de Cadavres est de ces rares films qui marquent durablement les esprits.
Si le nom des acteurs ne vous dira évidemment rien, je tiens à mettre en avant l'exceptionnelle performance de l'interprète principal, Rudolf Hrusinsky. Cet acteur au physique plutôt disgracieux parvient, par un jeu tout en sobriété et quasi minimaliste, à camper un personnage terrifiant dans sa métamorphose psychologique.
Attention, SPOILERS ! Homme raffiné, Karl Kopfrkingl est un mari aimant et un bon père de famille. Très croyant, il pratique son métier d'incinérateur avec une étonnante dévotion, à tel point qu'elle en est presque saccerdotale. Extrêmement attentionné à l'égard des morts, il prétend que la crémation purifie plus intensément les âmes et délivre de toute souffrance dans le passage de l'au-delà. Doux idéaliste, il prône pour un monde de paix et de justice.
Mais un jour, il invite à dîner un certain Reinke, un allemand avec qui il a une conversation pour le moins troublante. Reinke le persuade insidieusement qu'il doit avoir un soupçon de sang germanique dans les veines puisque Kopfrkingl avait combattu dans l'armée autrichienne durant la Première Guerre Mondiale. Peu à peu, ces paroles de Reinke deviennent une obsession. Extérieurement, s'il se montre toujours courtois et affable, Kopfrkingl se radicalise et devient de plus en plus morbide. Avec sa famille, il visite un musée des horreurs dans une fête foraine et se retrouve carrément fasciné par ses monstruosités de la nature conservées dans des bocaux.
Au crématorium, il tente d'étrangler, sans en avoir l'air, une femme de ménage. A la suite d'une deuxième rencontre avec Reinke, il prend sa carte du parti nazi et s'immisce dans une soirée juive pour dénoncer sciemment d'imaginaires comploteurs à l'encontre du IIIe Reich. Kopfrkingl se met à voir des juifs partout et dénonce la quasi totalité de ses collègues de travail. En récompense, il accède au poste de directeur du crématorium, son "Temple de la Mort", comme il le surnomme.
Comme si cela ne suffisait pas, ses nouveaux "amis" nazis le convainquent de se débarrasser de toute sa famille, de sang impur à ses yeux. Sombrant alors dans la folie extrémiste de son idéologie, Kopfrkingl finit par tuer sa femme et son fils. Juraj Herz fourbit ses armes au théâtres avant de sévir dans le cinéma au début des années 1960. L'Incinérateur de Cadavres est certes son film le plus connu, mais il fut l'auteur de très nombreuses réalisations. Malgré la variété stylistique de ses films, l'horreur et le grotesque sont une constante chez lui, comme par exemple Le Passage (1996). Un film kafkaïen que d'aucuns considèrent cimme supérieur à Huit Femmes et demi de Fellini, c'est dire si le type a du talent.
Un talent qui éclabousse littéralement le film sensationnel dont nous parlons aujourd'hui. Si Juraj Herz n'a pas réalisé une oeuvre politique au sens propre du terme, on ne peut que s'incliner devant la puissance de son plaidoyer et la finesse dont il fait preuve pour analyser la montée inexorable de l'extrémisme dans Europe durant ces années troubles. Ouvertement dénonciateur, le film s'affirme comme un violent réquisitoire contre toutes ces formes de violences idéologiques et de terrorisme intellectuel.
Par le biais d'un banal incinérateur, Juraj Herz nous renvoie aux fours crématoires largement utilisés comme moyens de génocide. A ce propos, la dernière séquence du film est absolument édifiante. Au cours du discours funèbre lors de la crémation de sa femme, Kopfrkingl, d'abord élogieux et recueilli, s'exalte soudain au point de tenir une allocution politique nauséabonde, puis de rêver tout haut à des fours crématoires de plus en plus gigantesques. Il n'y a pas que sur le fond que L'Incinérateur de Cadavres est remarquable. Le style du réalisateur est également extraordinaire.
La photographie bénéficie d'un noir et blanc superbe et la bande son a été travaillée à l'extrême. Un papier que l'on froisse, un bâton qui tombe, des pas qui claquent : tous les bruits sont amplifiés et donnent au film une atmosphère étrange qui, parfois, confine au fantastique. Quant à la technique, elle est tout simplement remarquable de virtuosité. Le réalisateur utilise des focales atypiques, des gros plans prononcés et aléatoires. Le montage s'avère d'une liberté et d'une audace rarement vues.
Nul doute que ce film a dû inspirer bon nombre de cinéastes tels que David Lynch ou les frères Quay, notamment pour leur unique long-métrage, Institut Benjaminta. On n'en finirait pas d'être dithyrambique avec ce film ! Véritable figure de proue du cinéma d'avant-garde des années 1960, L'Incinérateur de Cadavres atteint des sommets d'inventivité et maîtrise. Avec un talent hors du commun, Juraj Herz délivre un chef d'oeuvre majuscule et l'un des plus grands pamphlets contre l'intolérance et la barbarie que l'aura vu au cinéma Ce film exceptionnel fait honneur au Septième Art et mérite une réhabilitation de toute urgence.
Note : 19/20