Lors du 35ème Festival International du Film d’Amiens, qui a eu lieu au mois de novembre 2015, nous avons pu rencontrer le jeune réalisateur Pablo Agüero. En effet, il présentait son long-métrage « Eva ne dort pas », en compétition. Avec Teddy Devisme de Onlike, nous avons interviewé Pablo Agüero sur son travail, ses futurs projets et sa vision du cinéma.
Onlike : Avec « Eva ne dort pas », comment vous est venu l’idée du scénario et à quoi ressemblait-il dans ses premières versions ?
Pablo Agüero : L’idée originale, je l’ai eu en 2008, à Toronto, quand je présentais mon premier film, je me demandais ce que j’allais faire après. Je voulais partir sur quelque chose de mon enfance, d’autobiographique. C’était la stratégie que j’avais trouvé pour essayer de tout donner dans un film, et après, je me suis demandé : « Qu’est ce que je pouvais trouver d’aussi fort ? ». Cette idée m’est venue à l’esprit. C’est une histoire dont j’avais entendu parler, une sorte de légende urbaine. C’est l’une des histoires les plus invraisemblables et mystérieuses, non seulement dans l’Histoire argentine mas également dans l’absolu. L’histoire d’une femme embaumée, avec une technique de pointe, qui l’a fait paraître à peine endormie, qui se fait enterrer vingt-cinq ans après sa mort, qui est cachée par le Vatican, et qui devient un enjeu de la guerre froide. C’est une histoire avec un potentiel cinématographique, autant de thriller que d’ambiance, politique, lyrique et avec une charge émotionnelle très forte. C’est une figure, non seulement politique, mais également une figure qui est très fortement aimée et haie …
Onlike : Cela se voit dans le film quand sa mort est annoncée, avec tous les personnages qui pleurent et qui viennent embrasser son cercueil …
Pablo Agüero : C’était sans doute les obsèques les plus longues de l’Histoire … Il y a des choses dans ce récit qui sont uniques. C’est à dire des obsèques de quinze jours, durant lesquelles se forme une file d’attente, tous les jours et sous la pluie, avec des milliers et milliers de personnes. Aujourd’hui, on vît une sorte de néant politique et la représentativité politique est morte dans la démocratie actuelle. Et là, on voit une femme capable de faire venir deux millions de personnes. Ce n’est pas une foule rangée comme on peut voir devant Hitler, c’est vraiment les travailleurs qui organisent la manifestation, se sont des gens qui arrivent en bateau, agrippés sur le bus. C’est réellement le peuple, au sens le plus basique. L’essentiel de la foule est composée du peuple. Alors, oui, il y avait tout ce potentiel très grand. Au début, ma tentation, c’était presque de faire quelque chose de grotesque, un peu à la Fellini. Parce que les Perónistes avaient un aspect très kitsch, populiste … L’histoire est tellement dingue que cela s’y prêtait.
Ma Semaine Cinéma : Du coup, ce qui est intéressant avec le personnage de Eva, c’est qu’il y a deux Eva, celle historique (images d’archives) et celle de fiction (séquences fictionnelles). Et où les deux se répondent l’une à l’autre. Comment avez-vous abordé cette double personnalité d’une seule et même personne ?
Pablo Agüero : Je voulais essayer de ne pas m’attribuer la vérité objective. C’est quelque chose que je n’aime pas, souvent dans les films, basés sur des faits réels. Ils prétendent posséder la vérité des faits, alors que cela n’existe pas vraiment. La réalité est plus ambiguë et compliquée que cela. Alors, j’ai voulu, au lieu d’intégrer les archives à l’histoire, jouer sur le contraste. Je voulais dire : voilà les archives, ça c’est la fiction, voilà la vérité, ça c’est mon interprétation. Alors oui, la réalité c’est surtout cette femme vivante, ses caractères, son charisme, son message. La notion qu’elle amène, c’est qu’il n’y a pas de force capable d’écraser un peule conscient de ses droits. Ça, c’est la vérité. Et ensuite, il y a tout ce qui s’est passé avec son corps, et qui reste mystérieux. Il y a eu une très longue enquête, et l’on ne saura jamais la vérité. Il est peu probable que le Vatican nous communique sur son implication dans cette histoire. D’ailleurs, dans une interview, j’envois un message au Pape, maintenant qu’il est argentin, pour qu’il nous dise la vérité sur ces événements. C’est un incident diplomatique, quand on se dit qu’un État étranger, le Vatican, vole un corps humain d’une figure politique importante et le cache durant treize ans … Le Vatican devrait s’excuser de sa complicité. Alors, du coup, c’est une interprétation. C’est forcément une interprétation la partie fictionnelle.
(Bande-annonce VO)
Ma Semaine Cinéma : C’est un long-métrage qui parle de politique mais qui, avant tout, est un film humain, sur les émotions et ressentis des protagonistes. Moi qui ne connaissait pas ces enjeux politiques dans ce pays à ce moment là, ce n’est pas cela qui m’a le plus touché même si je me suis senti interpellé, ce qui m’a touché c’est la mise en avant de l’humain de personnages politiques …
Pablo Agüero : Quand je parle de politique, je parle de politique au sens profond mais pas des politiciens. C’est pas un film sur les partis, sur l’aspect anecdotique de l’Argentine … Je questionne quelque chose de plus large : le fait que l’on ne peut pas éteindre un symbole, que l’on ne peut pas effacer l’inconscient collectif, sur la soif de justice sociale, impossible sans paix. On le vit, aujourd’hui, d’une manière très paradoxale avec l’État Islamique. Tant qu’il y a une inégalité très forte entre nous, il y aura toujours des gens prêts à faire la guerre et tuer les autres. Le cœur de tout cela, c’est l’injustice sociale. Eva a mis le doigt sur cela, qu’il faut une justice sociale, une égalité. Finalement, c’est universel. Elle est devenue un symbole, à un moment donné historique et dans un pays, une région … C’est autant universel que actuel.
Onlike : Dans chacune de vos séquences, vos chapitres, où trois ou quatre personnages cohabitent, le hors-champ est un vecteur fort. Le hors-champ de la société, de la politique d’Eva, a un impact sur les séquences et personnages …
Pablo Agüero : Plus on restreint le cadre, plus le hors-champ devient présent. C’est essentiellement parce que le cinéma est de la métonymie. En parlant d’un militaire, on parle des militaires, on décrivant un paysan, on décrit les paysans. Ce n’est pas ce qui est présent dans les images documentaires. Au contraire, elles témoignent de la dimension démesurée de l’événement historique. Avec la fiction, on parle d’un ensemble avec une simple partie de celle-ci.
Ma Semaine Cinéma : Vous parliez de cadres resserrés, il y a une séquence impressionnante de tension entre le personnage de Denis Lavant et le jeune homme, et où avec si peu de techniques, le plan est fixe, vous arrivez à créer une telle tension. Comment avez-vous abordé ses moments spécifiques ?
Pablo Agüero : En fait, c’est plus complexe que cela en à l’air. Déjà, d’un point de vue dramatique, on a trois éléments de tensions clés : deux hommes, une boîte. Un homme qui doit tuer l’autre si il voit ce qu’il y a dans la boîte. Il y a tous les éléments de la dramaturgie classique : la vie, le secret qu’il ne faut pas dévoiler, et tout cela est condensé dans ce plan, du point de vue du scénario : tout est là. Après le plan est extrêmement complexe. Tout ce chapitre représente une demi-heure du film, qui ne se passe que dans un camion. À ce moment là, on a une grue. On va avoir un déplacement de caméra en arrière lorsque la bagarre entre les deux hommes débute. Avant cela, on a tout un plan fixe durant la discussion, ainsi que le soleil qui va se lever derrière eux. On le voit par l’éclairage, cela demande une synchronisation parfaite du dialogue entre les deux personnages et le soleil qui se lève, de manière complètement artificielle, et qui crée une tension par la perception du temps. Du début de la discussion, en passant par le soleil, à la bagarre qui commence, tout doit être réglé. C’est à dire que si le plan est raté au moment de la bagarre, il faut tout recommencer dès le début, puisqu’il s’agit d’un plan-séquence. Je pense que l’on sent toute cette tension à l’image. Au moment de la bagarre, c’est aussi une chorégraphie très difficile pour une scène d’action. Généralement, les scènes d’actions sont construites au montage, c’est une manière facile de construire le récit et d’introduire une violence. Une scène d’action dans un unique cadre, cela demande un fil narratif très étudié, où l’on offre l’impression que les personnages se frappent. C’est commandé avec le mouvement arrière de la caméra, dans cet espace très étroit, la caméra doit frôler la caisse où se trouve Eva … C’est un équilibre très fragile, tandis que les personnages tombent presque sur la caméra. C’est ce qui donne, aussi, la violence : ils tombent sur nous. À un millimètre près, ils pouvaient tomber, littéralement, sur la caméra et tout casser. Toute la séquence repose donc sur cette équilibre fragile et quelques effets spéciaux artisanaux. De plus, pour que le cadre soit vivant, il y a des détails : une fuite d’eau, de la poussière partout, qui accentue la violence quand elle est projetée. Puis, en même temps, le soleil doit être dans la bonne position pour créer un joli contre-jour, et rehausser la figure. Les deux acteurs doivent se bagarrer pendant que la caméra recule, un personnage tombe, doit ramasser une capsule avec du sang, se lever et cracher du sang. Le cadre final doit être exactement sur le bord du camion. Et pendant tout ce temps, il y a l’actrice qui joue Eva dans la caisse, qui doit rester ouverte pendant la bagarre. Puis la grue se soulève pour l’apercevoir dedans, et là, il y a un facteur de risque avec son corps : elle ne doit pas bouger d’un millimètre. À ce moment là, si elle tousse ou bouge un peu, tout le plan est foutu. Tout ce plan demande une coordination impressionnante, que l’on a dû réaliser dans un laps de cinq heures de tournage. L’idée, à la fin, c’est qu’il a l’air simple. La caméra a l’air de ne pas bouger, puisqu’elle suit le mouvement des personnages continuellement. Pour moi, l’idéal c’est ça : avoir l’impression qu’il ne s’est rien passé.
Onlike : Justement, j’ai senti dans tout votre film, que c’était les personnages qui initiaient le mouvement de la caméra. Par exemple, dans son début avec Gael García Bernal, la caméra recule au moment où lui avance et commence ses pas de danse … De même avec le dictateur, le mouvement de caméra se fait que lorsqu’il est détaché de sa chaise …
Pablo Agüero : Oui, dans le premier plan du film, la caméra ne bouge pas. On utilise un téléobjectif, et en jouant du plan large jusqu’au gros plan, la perception de l’espace est complètement explosée.
Ma Semaine Cinéma : Justement, comment avez-vous abordé le travail avec votre directeur de la photographie ? Il y a cette idée de tableau presque parfait …
Onlike : … d’imaginaire, qui crée un voyage dans le temps …
Pablo Agüero : J’ai toujours essayé de salir le contenu du cadre. Ce sont des petits détails, mais il y a pleins de poussières dans l’air, de la fumée, de l’eau qui coule, de l’ombre … J’essaye toujours de casser le cadre. Que tout cela ne soit pas totalement « clean ». C’est à dire que c’est très soigné, mais c’est chargé …
Onlike : Comme dans le premier plan, en réalité, où vous alternez le flou et le non-flou …
Pablo Agüero : Cela, c’est un effet spécial, que j’ai inventé le jour même. J’ai chauffé l’air. C’est un effet de mirage, en fait. Et je me disais que le spectateur ne va jamais se douter que, la nuit et sous la pluie, il peut y avoir cet effet là. C’est pas un effet de post-production, ni de mise au point. C’est ce principe qui donne un aspect très organique, où ce n’est pas flou partout dans le plan. Le film est rempli d’effet comme celui-ci, artisanaux. J’aime construire des effets insaisissables, que l’on ne puisse pas définir.
Onlike : C’est comme le plan où Denis Lavant arrive au bord de l’eau et amène le corps …
Pablo Agüero : Là, c’était aussi une technique par manque de moyen, je n’avais pas le temps de chercher un décor qui me plaît réellement. J’étais obligé de rester près de la ville, alors j’ai inventé cela … C’était un plan qui devait avoir une esthétisme importante.
Ma Semaine Cinéma : Mais, au contraire, je trouve que le plan devient encore plus symbolique. Comme vous utilisez un monde fictionnel et un monde d’archive dans « Eva ne dort pas », c’est le seul plan où les deux se rejoignent visuellement …
Pablo Agüero : Oui, c’est vrai aussi …
Onlike : On a pu voir également « Madres de los dioses » (ndlr. long-métrage documentaire de Pablo Agüero, 2015), et je me demandais si la figure féminine est importante pour vous ? Dans vos deux longs-métrages, la femme est une figure importante, où, en plus, le questionnement de l’héritage survient par elle …
Pablo Agüero : Oui, je pense que l’on a vécu au moins deux milles ans, voire plus, de domination masculine, et que l’on est entrain de vivre, lentement, un renversement. Je pense que l’on doit accompagner ce mouvement, plutôt que d’y résister. Du coup, faire ces films où la femme est centrale, est ma manière, à moi, de suivre et encourager ce mouvement.
Ma Semaine Cinéma : Il y a même une ressemblance avec l’arche d’alliance, avec ce coffre où le corps d’Eva est gardé … Une sorte de Graal perdu, que tout le monde s’arrache, et qui du coup, devient féminine …
Pablo Agüero : Oui, aujourd’hui, la figure de la femme reste encore subversive ou troublante, pour notre civilisation qui est basée sur Dieu, le roi et l’homme. Tous les piliers de pouvoirs partent de figure masculine … J’essaye de faire éclater cela. Je pense qu’on est dans un mouvement qui va vers l’éclatement. Cela va prendre du temps …
Onlike : Dans votre documentaire, Géraldine Chaplin commence et finie le film, dans « Eva ne dort pas », c’est Gael García Bernal qui introduit et conclut la narration … Est-ce réellement volontaire ?
Pablo Agüero : Non, sans doute, c’était une manière de donner une cohésion, une unité, à des films qui sont assez éclatés. Tous les deux sont composés de plusieurs histoires. Je tiens à ce que le spectateur retrouve cet effet.
Onlike : Dans les deux longs-métrages, il y a un travail particulier sur la temporalité. Le chapitre avec ellipses dans « Eva ne dort pas », et des chapitres qui se mêlent simultanément dans « Madres de los dioses » …
Pablo Agüero : Oui, je pense que le sujet dicte la forme. Mais, pour revenir sur le personnage présente en début et fin, c’est un peu forcé. Cette idée là n’est pas forcément dictée par le sujet. C’est plutôt une forme, un peu facile pour le spectateur, afin qu’il puisse embrasser l’histoire facilement. C’est une technique narrative.
Onlike : Par rapport à Gael García Bernal, comment l’avez-vous choisi ? Par rapport à « No » (ndlr. long-métrage de Pablo Larraín, sorti en 2013), où il jouait également un personnage historique, mais à l’opposé ?
Pablo Agüero : Non, ce film j’ai mis sept ans à l’écrire. Quand, tous les deux ont fait « No », avec Gael García Bernal, nous étions déjà en contact. En revanche, il y a un certain contre-emploi. Il a toujours incarné des beaux garçons, plutôt sympas. Je ne l’ai jamais vu dans un rôle vraiment historique, en costume, où il joue un méchant, un dictateur sanglant. C’était une manière d’aller contre les clichés, aussi. Ainsi, je pouvais montrer qu’un dictateur n’est pas forcément un type aux allures sombres, sinistre … Il peut être un petit malin, une espèce de dandy sympa …
Ma Semaine Cinéma : Pour conclure, quels sont vos projets à venir ?
Pablo Agüero : Oui, maintenant, j’attends beaucoup des financements. Le temps d’écriture est aussi incertain que le financement … Alors oui, je travaille sur plusieurs projets, dont un qui est déjà fini. Après, je me lance toujours dans des longs-métrages ambitieux … Où le financement est encore plus compliqué à avoir …
Ma Semaine Cinéma et Onlike : Merci pour votre temps, et on vous souhaite de belles choses pour la suite de votre carrière et un succès à « Eva ne dort pas » qui le mérite.
Interview de Pablo Agüero réalisée avec Teddy Devisme de Onlike, le 18 novembre 2015, lors du 35ème Festival International du Film d’Amiens.