Un Spielberg magistral, porté par un Tom Hanks brillant de justesse.
Si les guerres, quelles qu’elles soient, sont un sujet constitutif de la filmographie de Steven Spielberg, elles ont toujours servi un humanisme combattant l’horreur, un courage élémentaire inhérent à son œuvre, souvent victime, malheureusement, d’une vulgaire dichotomie entre ses blockbusters familiaux (Indiana Jones, E.T., Jurassic Park…) et ses films dits « plus sérieux » (La Liste de Schindler, Il faut sauver le soldat Ryan…). La force du Pont des espions, à l’instar d’un Arrête-moi si tu peux, est de montrer le plus explicitement possible la vacuité de cette scission et de révéler toute la cohérence du cinéma de Spielberg, en mixant ces deux fausses tendances qui ne se sont jamais confrontées, car elles ont toujours partagé les mêmes thèmes. Face à la gravité de l’histoire, il conserve une part de légèreté, en partie due au talent des frères Coen, qui sont venus remanier le scénario pour le ponctuer des piques cinglantes dont ils ont le secret. Si certains réalisateurs, en voulant mêler la petite histoire à la grande, cèdent rapidement au pompiérisme d’une volonté de grandeur qui annihile leur démarche, Spielberg utilise une nouvelle fois son œil sensible pour ne délaisser à aucun moment ses personnages. Il focalise fièrement sa caméra sur eux, et non sur son contexte, puisque celui-ci provient avant tout de l’homme qui l’a créé.
Après tout, chez ce cher Steven, le ton ou le sujet mènent nécessairement à ce rapport humain, à une intimité de l’individu au sein d’une communauté, prenant le plus souvent la forme de la famille. Mais ici, comme dans Lincoln, la famille est en premier lieu la patrie ; celle dans laquelle évolue James B. Donovan (Tom Hanks), avocat en assurances commis pour l’agent russe infiltré Rudolf Abel (Mark Rylance), que tout le monde semble déjà avoir condamné. Tout en s’assurant de l’équité du procès de son client, il va se battre pour lui donner une défense solide, jusqu’à ce que la CIA lui propose de négocier un échange avec l’URSS entre l’espion et un pilote américain emprisonné sur leur territoire. Si Le Pont des espions est un film du dialogue et du conflit, son auteur évite l’écueil du simple champ-contrechamp, complexifiant à chaque plan sa mise en scène pour appuyer le jeu de ses acteurs, leurs émotions et ce qui les oppose. La lumière de Janusz Kaminski joue alors des ombres et de la surexposition pour rendre ce monde irréel, rappelant parfois la photographie des drames hollywoodiens des années 50-60. Mais ces inspirations classiques de Spielberg en viennent principalement à magnifier Tom Hanks, dont la bonhomie et la sincérité lui ont toujours permis de paraître comme un modèle du citoyen américain lambda. Poings serrés le long du corps, le menton levé, le regard digne, il en vient à se transformer en une sorte de Gregory Peck moderne, rassurant son enfant inquiet suite au visionnage d’un spot de prévention sur le nucléaire comme Atticus Finch, lui aussi avocat dans Du Silence et des ombres, expliquait aux siens la cruauté du monde au travers du racisme.
Comme le dit Abel, ce récit est celui d’un « standing man » (l’homme debout), qui se relève encore et encore malgré l’adversité. Donovan veut simplement rester droit et intègre face aux affres de l’histoire qui incombent de céder à la facilité et à la panique. Le Pont des espions est un combat contre le préjugé, contre l’image qui colle à la peau, brillamment exprimé dès le premier plan où Abel peint son autoportrait en se regardant dans un miroir. Il est un ennemi de l’Amérique, certes, mais il fait avant tout son travail. Sa fidélité au Parti en est même admirable. Contrairement à la population, voire à la famille de Donovan, ce dernier accepte de changer de point de vue pour mieux comprendre ce que les autres ne font que rejeter. Loin d’un quelconque manichéisme, le film met les deux blocs en opposition pour mieux les rapprocher. La stratégie de chacun durant les négociations s’avère rapidement très lucide, jouant de l’image du côté adverse mais aussi des faiblesses de son propre camp. Le fait de donner un bon avocat à Abel repose uniquement sur la volonté des États-Unis de prouver le bon fonctionnement de leur démocratie et de son sens d’une justice équitable. Les diplomates de l’URSS, eux, sont bien conscients que leur système est une dictature. Les manipulations et les mensonges ont donc beau être omniprésents, ils ne sont que grossiers (voir la fausse famille d’Abel que Donovan rencontre) et ne dissimulent aucunement le cynisme général.
De cette manière, le long-métrage devient un pur sujet de cinéma en traitant du pouvoir des images. Le réalisateur en vient même à relier ce thème si cher à sa filmographie au déroulé de son scénario et à sa mise en scène. A plusieurs reprises, il n’hésite pas à flirter avec des idées vues et revues, mais auxquelles il apporte toujours un petit plus qui change la donne. Nous décrivions déjà cette merveilleuse compréhension des codes avec Guillermo Del Toro et son Crimson Peak, et Spielberg confirme définitivement (pour ceux qui en doutaient encore) que ce talent est une composante essentielle de cette sainte-trinité de la fiction et de l’imaginaire qu’il forme avec Del Toro et Jackson. D’une séquence en avion magistrale à une fusillade contre la maison de Donovan digne d’un film de gangsters, la caméra cherche toujours un point de vue nouveau, une façon inédite de raconter ce qui pourrait se rapporter à des clichés du septième art. Pour s’en convaincre, il suffit de constater la maestria avec laquelle il construit une passionnante scène de filature dans les dix premières minutes, sans dialogues, juste avec une scénographie majestueuse proche d’une danse.
Au final, Le Pont des espions est réellement un film de cinéphile, qui pousse à analyser les images pour mieux les déchiffrer. Si Donovan se rend dans un Berlin-Est qui conclut la construction de son mur, il cherche à s’éloigner le plus possible de ces frontières artificielles. Comme Spielberg, il ne confronte pas, il coordonne. Il crée des parallèles, tel ce train berlinois duquel il assiste, impuissant, à l’exécution de personnes tentant de passer de l’autre côté de la ville, et qui devient, à New-York, celui qu’il prend tous les matins pour aller au travail. Cette fois-ci, ce sont des enfants qui passent au-dessus de barrières pour accéder à un jardin. Ainsi, la force de l’avocat provient de ce constat évident mais pas si simple à accepter : considérer tous les hommes comme égaux. Plutôt que de se concentrer sur les différences, il se rattache aux points communs dans une vision humaniste du monde, que Spielberg affirme comme essentiel à son courage et à sa réussite. Mais le plus beau, c’est que le cinéaste dépeint à nouveau le héros américain tel qu’il devrait être, et non tel qu’il est fantasmé : un homme simple, fragile, capable d’attraper un rhume dans un pays froid (au point d’en faire un effet comique). Un homme qui rêve de bien faire, tout en songeant aussi à sa famille, à sa maison et à son lit. Un vrai héros, qui accepte de rester dans la petite histoire alors qu’il écrit la grande. Un héros qui ne cherche pas la reconnaissance, qui constate la fin de sa mission sur un pont vide, où les spots s’éteignent sur lui. Un héros qui offre encore une fois l’occasion à Steven Spielberg de nous livrer un puissant chef-d’œuvre. Peut-être plus encore que ces précédents films, Le Pont des espions met en lumière ce magnifique paradoxe d’un cinéaste qui décrit le passé tout en étant constamment en accord avec son temps, voire même en avance. En tout cas, les visionnaires comme lui ou Donovan, nous en avons bien besoin.
Réalisé par Steven Spielberg, avec Tom Hanks, Mark Rylance, Scott Sheperd…
Sortie le 2 décembre 2015.