À l’occasion de son incontournable sortie en blu-ray, il nous semblait évident de revenir sur le chef-d’œuvre maudit de William Friedkin…
En effet, la ressortie en version restaurée de Sorcerer (jadis appelé Le Convoi de la peur chez nous) sur grand écran en juillet dernier fut l’un des grands évènements cinéphiliques de l’année. C’est maintenant au tour du blu-ray de pointer le bout de son nez, proposé dans un sublime coffret par La Rabbia, à qui l’on devait déjà la magnifique édition des Sept Samouraïs. Une édition plus que précieuse, lorsque l’on connaît le parcours insensé de ce film atypique. Aujourd’hui sacré par les cinéphiles du monde entier comme l’un des plus grands films américains des années 1970, Sorcerer aura en effet rencontré de par son ambition artistique démesurée tous les problèmes possibles et imaginables. Nous pouvons donc nous réjouir de pouvoir (enfin) redécouvrir ce chef-d’œuvre dans sa director’s cut, dont les spectateurs de 1977 avaient été privés. Au même titre que La Porte du Paradis d’un certain Michael Cimino, Sorcerer fait partie de ces grands films maudits que les livres d’histoire n’ont hélas pas retenu…
Pour bien comprendre l’échec commercial et critique du film, il est nécessaire de revenir sur la genèse du projet, et plus précisément sur l’état d’esprit d’alors de son réalisateur. Lorsqu’il s’attelle au projet Sorcerer (adaptation du célèbre roman Le Salaire de la peur de Georges Arnaud, déjà adapté en 1953 par Henri-Georges Clouzot), William Friedkin est en odeur de sainteté à Hollywood après les cartons planétaires de French Connection et L’Exorciste. Personne n’ose donc s’opposer à ses exigences, aussi insensées soient-elles. Friedkin l’admet volontiers aujourd’hui, le succès fulgurant de ces deux films n’avaient fait que réveiller un ego surdimensionné après des années remplies d’échecs et de frustrations. Sorcerer se présente ainsi pour lui comme son film « ultime », conscient de bâtir ici son grand chef-d’œuvre qui lui vaudrait la reconnaissance définitive de ses contemporains. Le destin en décidera hélas autrement. Comme il le dit lui-même dans ses mémoires : « Je perdais totalement le contrôle de mon obsession, et si je n’avais pas eu tant de succès les années précédentes, on m’aurait donné l’ordre d’arrêter« . C’est donc dans un état d’hubris total que le cinéaste se lance dans son projet le plus ambitieux, à savoir un film entièrement tourné en décors naturels et dont la majorité des scènes nécessite des efforts techniques impensables, comme par exemple cette célèbre séquence du pont qui aura pris plusieurs mois de tournage. À l’instar du mythique Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, Sorcerer connut un tournage des plus catastrophiques, semé de maladies, de confrontations musclées (notamment entre Roy Scheider et Friedkin), d’abandons à la pelle, le tout sur fond de guerre civile. Le film n’aura cependant pas droit à la reconnaissance critique du film de Coppola, et sera un bide monumental au box office, écrasé par le bulldozer Star Wars sorti une semaine plus tôt. Un véritable enfer, dont Friedkin ne s’est jamais vraiment remis, ressorti de cette expérience dépressif et atteint de la malaria.
Quatre étrangers de nationalités différentes s’associent pour transporter un convoi de nitroglycérine à travers la jungle sud-américaine : tel est le pitch de Sorcerer. D’un assassinat à Vera Cruz à un braquage dans le New Jersey en passant par un attentat à Jérusalem ou encore les magouilles fiscales d’un bourgeois parisien, ces antihéros sont présentés efficacement et reliés par le montage, scellant dès le départ l’inéluctabilité de leur destin au coeur des ténèbres. Leur sort repose ainsi entre les mains d’un destin maléfique, un « sorcerer » déjà présent dans les quatre segments respectifs. On peut en effet interpréter ce titre extrêmement intriguant (qui renvoie à l’un des deux camions) comme le symbole d’un cinéaste-démiurge, ici le véritable sorcier qui pose un regard pessimiste sur le monde, aussi bien politique que philosophique. Incarné sous les traits terrifiants d’un démon sud-américain dès le premier plan du long-métrage, le destin tragique des personnages plane au dessus de leur tête telle une épée de Damoclès prompte à annihiler toute lueur d’espoir. Le nihilisme absolu que Friedkin a toujours déployé à travers ses films culmine probablement dans Sorcerer, où toutes les tentatives des protagonistes pour s’en sortir sont constamment broyées par la fatalité de leur destin. Quatre nationalités différentes, quatre âmes damnées embarquées dans un convoi au cœur de l’enfer, métaphore furieuse de la condition humaine et du chaos du monde. À travers cette quête de liberté, Friedkin ne nous dépeint rien d’autre qu’un univers fragile, furieux et au bord de l’explosion. Mais tout cela n’aurait pas été rendu possible sans le formidable scénario de Walon Green (immense scénariste de La Horde sauvage), qui implante subtilement dans l’inconscient du spectateur l’idée que tout peut arriver, et à tout moment. Durant la première partie, une longue exposition de près d’une heure, le spectateur a vu assez de retournements dramaturgiques couillus pour ne pas douter une seule seconde de la fragilité du fil sur lequel s’engagent les personnages. Dans sa deuxième partie, le film repose ainsi sur un long suspense aussi simple que redoutablement efficace : les personnages parviendront-t-ils à traverser cet enfer sans tout faire sauter ? Dès le convoi en marche, le film enchaîne ainsi les morceaux de bravoure sans temps morts, empilant les séquences d’anthologie qui figurent encore aujourd’hui parmi les plus grands moments de tension de l’histoire du cinéma, comme par exemple cette incroyable scène où les personnages utilisent la nitro pour faire exploser un gigantesque tronc qui leur barre la route. Si Sorcerer constitue une expérience viscérale hors-normes, c’est avant tout par la mise en scène de Friedkin, qui par petites touches invisibles élève son film vers la métaphysique.
Toute l’hypnose que produit le film repose ainsi sur l’hybridation de sa mise en scène, mêlant une approche filmique extrêmement réaliste voire naturaliste à une atmosphère qui flirte avec le fantastique. Il est important de le rappeler, William Friedkin n’a jamais étudié le cinéma dans une école mais s’est formé sur le terrain en œuvrant à la radio, à la télévision et surtout sur de nombreux documentaires. Cette approche réaliste et immersive, qui sautait aux yeux dans French Connection notamment, imprègne profondément la mise en scène de Sorcerer. Ce-dernier entretien de plus un lien intime avec L’Exorciste, son aîné, mais en suivant la trajectoire inverse. En effet, là où L’Exorciste injectait du réalisme au fantastique, Sorcerer donne une dimension fantastique à un cadre qui se prête plus au réalisme. Impossible aussi de ne pas penser au Aguirre, la colère de Dieu de Werner Herzog, tant pour son tournage épique que pour sa façon de marier le point de vue halluciné de ses personnages à une réalisation quasi-documentaire. Dès les premières minutes, le spectateur est plongé dans un univers instable, à la fois étrange et extrêmement réaliste, conféré par l’impression de « pris sur le vif » de la mise en scène de Friedkin. Il s’agit même plus que d’une impression étant donné que pour la séquence à Jérusalem, le cinéaste est même allé jusqu’à embarquer ses caméras à l’endroit où un véritable attentat avait eu lieu au même moment. Peu de dialogues, une réalisation en caméra portée au cœur de l’action, autant de parti pris filmiques qui paradoxalement contribuent à l’atmosphère fantastique du film. Mais ces deux aspects ne s’opposent jamais, et sont au contraire consubstantiels à la réalisation de Friedkin. Cette approche fut en effet adoptée dès l’écriture, en s’inspirant de la démarche de Gabriel García Márquez sur Cent ans de solitude, l’étalon du réalisme magique. La mise en scène embrasse l’imaginaire de ses personnages et évolue ainsi brillamment à mesure que ces derniers s’enfoncent dans un cauchemar sans fin, le réalisme du début laissant place peu à peu à du pur fantastique, pour s’achever dans une avant-dernière scène finale complètement surréaliste. Dès lors arrivés dans le village de Las Calumnas, les héros sont littéralement transportés en enfer, un endroit hors du temps, que le cinéaste prend soin de ne pas situer par une indication géographique, contrairement aux quatre séquences introductives. En ce sens, Sorcerer est sur bien des aspects un film fantastique, le voyage existentiel de quatre fantômes en quête de liberté et d’humanité qui vont progressivement devoir accepter qu’ils sont déjà morts. Heureusement pour nous, ce chef-d’œuvre longtemps resté invisible lui, est plus vivant que jamais.
Réalisé par William Friedkin, avec Roy Scheider, Bruno Cremer, Amidou…
Disponible en DVD et Blu-Ray collector chez La Rabbia depuis le 2 décembre 2015.