1912, Londres. La caméra de Sarah Gavron s’engouffre âprement dans une blanchisserie du quartier populaire de Bethnal Green. Elle se heurte alors aux vapeurs brumeuses des cuves et ne peut regarder uniquement ses femmes que par le biais d’une flaque gisant sur le sol. La situation des femmes au début du XXe siècle est alors habilement posée : elles sont des domestiques sociaux qui ne peuvent exister de manière frontale. Elles subsistent dans un monde d’hommes dont le regard est soit autoritaire soit libidineux à l’instar du patron de la blanchisserie. L’œil de Gavron se déplace alors dans cette prison de métal pour se poser sur Maud Watts (Carey Mulligan, convaincante). Travailleuse depuis l’âge de 7 ans, contremaitre depuis ses 20 ans, elle est pour Les Suffragettes l’ironique symbole de la réussite féminine et populaire de son époque. Son corps fluet ne s’affirme aucunement tantôt masqué par les vapeurs tantôt écrasé par les formes anguleuses du décor. Sarah Gavron et sa scénariste, Abi Morgan, choisissent ainsi astucieusement au début d’immiscer le spectateur dans la pénibilité des conditions sociales des femmes plutôt que de mettre en avant le pathos ou le spectaculaire.
Les Suffragettes exprime alors une volonté de faire s’entrechoquer histoire et micro-histoire. Le mouvement des suffragettes ne sera esquissé qu’à travers le prisme d’une femme ordinaire, un personnage fictif, qui devient la personnification de l’éveil des consciences à la cause féminine par les femmes britanniques dans le début des années 1910. Le scénario se veut alors un petit précis des étapes du militantisme : l’engagement, le but et le sacrifice. Pour le spectateur, Maud sert surtout de moyen de côtoyer les plus grandes figures du mouvement : Edith Ellyn (Helena Bonham Carter, plus sobre qu’à son habitude), Violet Miller (Anne-Marie Duff) ou encore Emily Wilding Davison (Natalie Press). La bonne idée de casting est de faire coïncider l’aura politique d’Emily Pankhurst – chef de file des Suffragettes – à celui artistique de Meryl Streep. Si la performance de cette dernière n’est pas forcément convaincante, elle permet de comprendre l’importance de cette femme qui se doit de disparaître de la société après avoir appelé à la violence nécessaire du mouvement en 1912.
Néanmoins, Les Suffragettes perd rapidement sa vigueur en tombant dans une double infertilité. D’abord, une infertilité narrative en oubliant dans un premier temps le récit militant pour se focaliser sur les pérégrinations familiales de Maud. Si ces dernières peuvent se justifier par la nécessité d’un sacrifice en renonçant à tout ce qui attache cette femme à son époque (travail, famille), elles semblent faites pour le plaisir – presque masochiste – du spectateur des années 2010 friand de pathos « historiques ». La dureté de sa condition se doit d’exister à l’écran, mais elle ne peut devenir soudainement le sujet central d’une œuvre destinée à un mouvement militant. Dans un second temps, le personnage est soudainement oublié pour la cause disparaissant alors derrière une suite d’actions terroristes qui sont présentées non pas comme des moyens de bousculer la société, mais comme un long catalogue des possibilités d’action des Suffragettes. L’enjeu de transmission historique dont se targuait l’œuvre n’est réduit finalement qu’à quelques phrases sur des images d’archives montrant pleinement l’échec de symboliser l’effervescence du mouvement.
Ensuite, l’œuvre tombe dans une infertilité de sa puissance politique. S’il est louable de porter (enfin) à l’écran le destin des Suffragettes, il est dommage de les réduire seulement à leur radicalisation en 1912 et à la cinégénie de leurs actions. Le parti-pris logique de l’œuvre est d’éliminer les hommes du processus narratif. Ils ne font pas l’action et se retrouvent cantonner à des rôles archétypaux : le parton vicieux, le mari compréhensif ou encore l’homme misogyne. En faisant ainsi, Les Suffragettes se prive alors de toute sa perspective historique en ne permettant aucun discours possible. Le film prend même une tournure tautologique en suivant la logique réussite de ce processus social démarré quelques années plus tôt. Il est d’autant plus dommage que le peu de confrontations réelles entre les sexes sont finalement les seules scènes véritablement signifiantes comme celles avec Sonny Watts (Ben Whishaw), le mari de Maud, également emprisonné par les pressions sociales de son temps.
Au fur et à mesure que l’œuvre avance, le spectateur se désolidarise du destin de Maud en trouvant alors son seul véritable intérêt dans le traitement des questions des évolutions de la communication et des renseignements dans le Londres du début des années 1910. Il assiste donc à la mise en pratique d’une société pleinement communicationnelle déjà amorcée par la Presse au XIXe siècle, mais qui s’intensifie de manière exponentielle par l’image. Les Suffragettes met alors en tension le besoin des Suffragette de s’appuyer sur l’image par le spectaculaire des leurs actions et celui de Scotland Yards de récupérer des preuves visuelles et implacables de leurs activités « terroristes ». Le film témoigne ainsi de manière très documentée du progrès technique des services de renseignement anglais qui mettent au point un service de surveillance photographique révolutionnaire pour traquer les Suffragettes. Le rapport à l’image est alors multiple : celle de l’œuvre faite pour témoigner, celle des Suffragettes pour interpeller et celle des policiers pour les interpeller.
Cependant, cela ne parvient pas à réinvestir l’œuvre de sa dimension historique. Les Suffragettes n’est pas un mauvais film, mais les partis-pris justifiables de Sarah Gavron mettent plus en avant les caractéristiques cinégéniques de ses protagonistes, alliant pathos et spectaculaire, que les véritables motivations militantes de ses femmes. La cinéaste rend hommage à des actions et à des faits plutôt qu’à des véritables femmes !
Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen