Romola Garai, Brendan Gleeson, Ben Whishaw,
Un peu oubliées des manuels scolaires et du cinéma, les Suffragettes britanniques parvinrent pourtant à faire évoluer la société patriarcale qui les muselait. Avant la première Guerre Mondiale, Emmeline Pankhurst et ses consoeurs du Women's Social and Political Union (WSPU) se démenèrent pour faire entendre leurs voix mais leurs tentatives pacifiques et raisonnées pour obtenir le droit de vote n'eurent aucun succès auprès de la classe dirigeante paternaliste. Ces manifestations pacifiques laissèrent place à une violence croissante opposant militantes et forces de l'ordre, le terrorisme répondant aux arrestations arbitraires et le gavage aux grèves de la faim.
Il fallut une martyre piétinée par un cheval royal, Emily Davison au derby d'Epsom en 1913, et une Guerre Mondiale pour que les femmes britanniques voient leur valeur reconnue et que leur soient accordés, du moins dans la sphère citoyenne, les mêmes droits qu'aux hommes.
Dans son film
Les Suffragettes , la réalisatrice anglaise Sarah Gavron met en scène les féministes de la classe ouvrière, opprimées par leurs maris et leurs patrons, vouées à travailler sans relâche à l'usine comme à la maison sans ne jamais pouvoir formuler une opinion personnelle ni obtenir ne serait-ce que le droit de garde de leurs enfants.
A travers le personnage poignant de Maud, elle dresse le portrait de ces femmes qui acceptèrent de tout sacrifier pour que leurs filles puissent connaître une vie meilleure. À l'heure où le mouvement féminisme semble s'étioler et peut paraître poussiéreux à nos élèves, il est utile de rappeler les combats menés par les générations précédentes pour que toutes les femmes puissent voter. Le film offre ainsi une riche réflexion sur le féminisme d'hier à aujourd'hui, mais permet également de poser la question de l'héroïsme et du terrorisme comme mode d'action politique. Sous ses airs de films en costume, il pose ainsi des questions on ne peut plus actuelles qu'il est nécessaire d'aborder en classe pour y réfléchir ensemble, plutôt que chacun dans sa communauté.
Au début du siècle dernier, en Angleterre, des femmes de toutes conditions décident de se battre pour obtenir le droit de vote.
Face à leurs revendications, les réactions du gouvernement sont de plus en plus brutales et les obligent à entrer dans la clandestinité pour une lutte de plus en plus radicale. Puisque les manifestations pacifiques n'ont rien donné, celles que l'on appelle les suffragettes finissent par avoir recours à la violence pour se faire entendre.
Dans ce combat pour l'égalité, elles sont prêtes à tout risquer: leur travail, leur maison, leurs enfants, et même leur vie.
Enseignante chercheuse, Myriam Boussahba-Bravard est spécialiste du XIX ème siècle anglais (1815-1914) et notamment du suffrage anglais. Elle a été conseillère historique sur le film documentaire Les Suffragettes, ni paillassons ni prostituées réalisé par Dominique Dominici pour Arte et diffusé en 2011.
Elle a visionné le film Les Suffragettes de Sarah Gavron et accepté de répondre aux questions de Zérodeconduite.net.
Entretien avec Myriam Boussahba-Bravard relevé dans le dossier de presse.
Le film
Les Suffragettes met en scène un moment de la longue campagne pour le droit de vote des femmes en Angleterre, qui bascule dans la contestation violente à partir de 1912. Il montre de beaux personnages de femmes, à commencer par l'héroïne Maud (Carey Mulligan), une jeune ouvrière, qui comprend soudainement qu'elle peut voire doit faire des choix.
Chaque élément qui sert la fiction est fondé historiquement. Les questions de maternité, de sexualité, d'argent et de travail qui apparaissent en filigrane permettent de comprendre les conditions sociales dans lesquelles vivaient les femmes au début du XX ème siècle. Les violences qu'elles subissaient sont bien rendues et les dialogues reflètent clairement les différentes classes sociales.
La campagne suffragiste rassemblait en effet des femmes issues de différentes classes. Cela ne signifie pas pour autant que les différences sociales étaient abolies, mais les militantes se rassemblaient autour de revendications communes. L'héroïne, Maud est blanchisseuse, avec un niveau d'éducation élémentaire
(depuis 1870, les enfants des ouvriers, garçons et filles, ont accès à l'éducation). Dans le film, on la voit donner sa modique paye à son mari, qui gère l'argent du foyer. Alice Haughton (Romola Garai) est la femme d'un député. Il paye la caution de deux livres pour lui éviter la prison, mais refuse de payer celle des cinq autres suffragettes, alors qu'il s'agit pourtant de son argent à elle, comme elle le lui rappelle. On voit que les mêmes problématiques se posent, d'un bout à l'autre de l'échelle sociale : dans la plupart des couples le mari règne en seul maître, il n'y a pas de discussion possible, sur des questions pourtant aussi essentielles que l'éducation des enfants ou la gestion du budget du ménage. Ces scènes révèlent également le décalage entre les lois (depuis 1884, les femmes ont le droit de gérer leur argent), et la réalité des pratiques.
Edith Ellyn (Helena Bonham Carter) appartient à la classe moyenne éduquée, au sein de laquelle, à cette période-là, les femmes veulent accéder au travail. Contrairement aux stéréotypes qui voyaient dans les femmes suffragistes des célibataires ou des vieilles filles aigries et parfois dérangées, la plupart d'entre elles étaient des épouses. Les maris ne s'opposaient pas tous à leur cause.
Au moment où se déroule le film nombreux sont les hommes qui soutiennent le mouvement suffragiste, des ligues suffragistes exclusivement masculines se sont formées. La sympathie pour le mouvement suffragiste commence à gagner le pays. Il faut replacer le mouvement dans un contexte de grande agitation sociale (on a parlé de "fièvre ouvrière"), qui voit une multiplication des grèves et des revendications salariales.
Le métier de blanchisseuse est un des derniers métiers, avec le travail domestique, où il n'existe pas de réglementation du travail. Les syndicats sont essentiellement masculins
(seuls les salaires masculins permettent de payer l'adhésion), et plutôt hostiles aux femmes, qui sont accusées de faire baisser le salaire moyen (alors que ce n'est pas elle qui demandent à être sous-payées !). Le travail de blanchisseuse était exclusivement féminin, les contremaîtres étant des hommes. Maud rapporte à la commission d'enquête parlementaire les différences de salaire entre hommes et femmes : celles-ci gagnent 13 shillings par semaine en faisant plus d'heures que les hommes, payés eux 19 shillings.
Mais à l'époque, les femmes qui ont besoin de travailler peinent à trouver un emploi, car de nombreux métiers sont interdits aux femmes. C'est bien pour cela que le patron de la blanchisserie licencie aussi facilement, en plus d'abuser sexuellement de certaines de ses employées. À la fin des années 1890, une campagne fondée sur le slogan : "à travail égal, salaire égal" est lancée, mais n'aboutira pas, alors qu'elle concerne tous les métiers (un instituteur touche par exemple 30 à 40% de plus qu'une institutrice). Il faut savoir qu'aujourd'hui, au niveau européen, le différentiel entre salaires féminins et masculins est encore de 20% en moyenne.
Ces enquêtes parlementaires sur les questions sociales et économiques sont une pratique habituelle de la démocratie anglaise. La première enquête parlementaire, qui portait sur les questions du travail des enfants, a lieu en 1819. Mais elles ne trouvent pas toujours une traduction législative. Maud s'exprime au Parlement devant le ministre
David Lloyd George, acquis depuis toujours à la cause suffragiste. Mais il appartient au gouvernement d' Herbert Henry Asquith, anti-suffragiste notoire, et à ce titre il est tenu par la discipline gouvernementale. Le parlement se saisit de la question, reconnaissant qu'il y a un problème, diligente une enquête parlementaire, recueille des témoignages, mais la traduction législative se fera attendre. La première enquête parlementaire sur les conditions de vie des femmes porte, en 1907, sur les divorces : les ouvrières souhaitent divorcer parce qu'elles ne veulent tout simplement plus avoir de relations sexuelles et tomber enceintes (faute de contraception, il y a 7 ou 8 enfants par famille ouvrière). Les enquêtes sociales révèlent également qu'elles sont mal nourries. Dans un budget restreint, le premier qui mangeait était celui qui rapportait le plus gros salaire donc le mari, suivi des fils puis des filles qui travaillaient, puis les plus jeunes et enfin la femme. Ces femmes étaient souvent anémiées et vieillissaient très vite.
Dès les années 1890, et grâce à leur instruction, les ouvrières entrent massivement en politique. Les femmes n'ont pas le droit d'être membre d'un parti politique mais elles créent des sections politiques féminines. Elles font le choix, dans leur énorme majorité, du militantisme suffragiste car elles s'aperçoivent au sein du militantisme politique traditionnel ou du militantisme syndicaliste que les femmes ne sont jamais une priorité. Or cette question du vote est pour elles fondamentale. À cette époque là, le suffrage est censitaire. Seuls les citoyens dont le total des impôts directs dépasse un seuil, appelé cens, sont électeurs, ce qui exclut beaucoup d'hommes du suffrage. Aussi le slogan commun à toutes les organisations suffragistes d'hommes et de femmes est :
"On the same terms as men." Le suffrage étant censitaire pour les hommes, les suffragistes demandent le suffrage censitaire pour les femmes. Elles revendiquent l'égalité des droits. Si l'on remonte un peu le fil de l'histoire, un premier mouvement a eu lieu fin XVIII ème-début du XIX ème siècle pendant la campagne pour l'abolition de l'esclavage dans les territoires britanniques. Des associations de femmes s'étaient créées dans les premières grandes villes industrielles. La filiation politique est très nette entre les lieux où ces associations de femmes existaient et les premiers lieux où les associations de femmes suffragistes sont nées. Parfois même, les parents anti-esclavagistes ont eu des filles suffragistes, qu'on retrouve dès les années 1850. Il y a donc des groupes organisés sur ces questions là dès les années 1850.
De multiples associations voient le jour en Angleterre, en Écosse et en Irlande dans la décennie 1860 si bien qu'on aboutit en 1910, à un maillage extrêmement serré du territoire britannique. En 1912, la fédération suffragiste a énormément d'adhérents. Certains sont employés pour faire des discours partout dans le pays. La National Union of Women's Suffrage Societies
(NUWSS), puissante organisation légaliste fondée en 1897, utilise des méthodes politiques similaires aux partis politiques existants : lettres aux parlementaires et meetings. La présidente de la NUWSS, Millicent Garrett Fawcett est l'une des premières femmes à s'exprimer en public, en 1872.
Habituellement, les militantes suffragistes écrivaient des textes lus par des hommes à la tribune. Une femme respectable ne s'exprimait pas publiquement. La Women's Social and Political Union (WSPU) est créée en 1903 par Emmeline Pankhurst, personnage qu'incarne Meryl Streep. La devise est : "Deeds not words.", des actes plutôt que des mots.
Ces méthodes
(que Margaret Thatcher réutilisera contre les prisonniers de l'IRA) sont insupportables pour l'opinion publique, y compris celle qui n'est pas suffragiste. Des manifestes sont publiés dans la presse, l'opinion internationale fait pression sur le gouvernement libéral de l'Angleterre, les femmes du parti libéral quittent les puissantes sections féminines implantées dans tout le pays pour rejoindre le parti travailliste ou les organisations suffragistes.
Il y a également des tiraillements au sein du mouvement suffragiste : certaines désapprouvent les méthodes violentes, d'autres refusent de se mettre en danger. Le personnage de Violet (Anne-Marie Duff) illustre ces doutes. Les suffragettes extrémistes sont de plus en plus marginalisées vers 1912-1913. La police s'inquiète de leurs méthodes et la WSPU, interdite fin 1913, entre en clandestinité.
Le film met en scène le personnage de manière pertinente avant le Derby d'Epsom : elle est repliée sur elle-même, elle vit sa conviction de façon intense.
Emily Wilding Davison avait fait plusieurs grèves de la faim. On peut à son propos utiliser le terme de martyr. Ses funérailles restent encore aujourd'hui l'une des plus grandes manifestations qui ne se soit jamais tenue à Londres. Les femmes de la WSPU portent les écharpes, les médailles, les épingles à chapeaux et les ombrelles aux couleurs du mouvement. C'est une immense procession colorée, digne et très organisée. Toutes les organisations sont là, c'est un moment de réconciliation. La WSPU disparaîtra ensuite.
En 1916, le gouvernement anglais réfléchit à accorder, en remerciement pour les services rendus à la patrie, le droit de vote à tous les jeunes soldats qui se sont battus pour leur pays : il s'agit de supprimer le cens qui exclut ouvriers et paysans pauvres. Millicent Garrett Fawcett repose alors la question du droit de vote des femmes. C'est ainsi qu'en 1918 le vote des femmes est introduit en Angleterre, mais selon le système censitaire (alors qu'au même moment est introduit le suffrage universel pour les hommes). L'autre restriction est que les femmes ne peuvent voter qu'à partir de 30 ans. Il s'agit clairement de maîtriser le vote féminin, comme s'il était incontrôlable et menaçant.
En Grande-Bretagne, le droit de vote pour les femmes était une campagne unique. Tout le monde partageait cet objectif et chacun a mobilisé ses forces, même si les intérêts particuliers divergeaient. Ce genre de campagne n'a pas eu lieu en France. Le tissu social et associatif anglais s'est développé bien plus tôt qu'en France car l'Angleterre s'est urbanisée plus tôt et plus rapidement. La ville et le fonctionnement collectif, la bourgeoisie industrielle du début du XIX
ème siècle irriguée par les Quakers, une petite bourgeoisie ouverte d'esprit, ont favorisé l'émergence de ces luttes pour les droits sociaux. La question morale est très anglaise. La réforme sociale est à l'oeuvre tout au long du siècle, tout le monde partage cette préoccupation. La société civile anglaise est capable de se mobiliser dès la fin du XVIII éme siècle, notamment pour l'abolition de l'esclavage. Mais rappelons tout de même que la campagne pour le droit de vote des femmes aura duré plus d'une cinquantaine d'années !
Un film à la gloire de ces femmes, porteuses de justes revendications, qui ont fait preuve d'un courage et d'une détermination remarquables.
Selon Myriam Boussahba-Bravard , spécialiste XIX ème siècle anglais et notamment du suffrage anglais, "chaque élément qui sert la fiction est fondé historiquement. Les questions de maternité, de sexualité, d'argent et de travail qui apparaissent en filigrane permettent de comprendre les conditions sociales dans lesquelles vivaient les femmes au début du XXème siècle. Les violences qu'elles subissaient sont bien rendues et les dialogues reflètent clairement les différentes classes sociales."
La reconstitution de l'époque, associant costumes et décors, est absolument surprenante. La réalisation linéaire et très sage suit plus particulièrement la vie de l'une de ces femmes, qui de timide et soumise deviendra l'une de ces suffragettes véritables héroïnes du film.
Cette femme, Maud Watts, est incarnée par la lumineuse et remarquable Carey Mulligan.
Helena Bonham Carter, Anne-Marie Duff, Romola Garai, Brendan Gleeson, Ben Whishaw, et Meryl Streep dans une courte, mais déterminante apparition, complètent un remarquable casting.