“Au-delà des montagnes” de Jia Zhang-Ke

Par Boustoune

Nous avons beaucoup aimé Dheepan de Jacques Audiard, mais si nous avions fait partie du jury du 68ème Festival de Cannes, nous ne lui aurions pas attribué la Palme d’Or. Nous aurions attribué la prestigieuse récompense à l’un des grands oubliés du palmarès : Au-delà des montagnes de Jia Zhang-Ke.

Le cinéaste chinois aurait mérité d’être récompensé pour ce film, qui était l’un des plus aboutis de l’édition 2015 et l’un des sommets de sa filmographie, qui comporte pourtant quelques jolies pépites, comme Platform, le film qui l’a réellement révélé au public occidental ou Still Life, Lion d’Or à Venise en 2006.
Après plusieurs oeuvres plus difficiles d’accès, partiellement ou intégralement documentaires, puis le surprenant A touch of sin, présenté à Cannes en 2013, Jia Zhang-Ke revient à un style plus classique sans toutefois renoncer à jouer avec la forme de son film.
Au-delà des montagnes est en effet une construction narrative ambitieuse en trois actes, qui, comme tous les films du cinéaste, traite des mutations profondes, économiques et sociales, qu’a vécu son pays, la Chine, au cours des trente dernières années.

La première partie se déroule dans le passé. Plus exactement en 1999, juste avant le changement de siècle, dix ans après la chute du bloc soviétique et les réformes ayant conduit à davantage de libéralisme économique. La Chine, jusque-là repliée sur elle-même, commence à s’ouvrir au monde. Les citoyens n’ont plus à cacher leur fascination pour la culture occidentale. La scène introductive montre d’ailleurs un groupe en train de danser sur le tube des Pet Shop Boys, “Go West”.
Jeune homme d’affaires, Zhang Jinsheng (Zhang Yi) symbolise cette Chine nouvelle, décomplexée, ambitieuse, prête à conquérir le monde. Tout le contraire de Liangzi (Jin Dong Liang), on ne peut plus ancré dans la terre de ses ancêtres puisqu’il la creuse quotidiennement pour en extraire du charbon, dans les mines convoitées par Zhang. Les deux hommes viennent de milieux différents. Ils se fréquentent mais ne s’apprécient guère. Ils se supportent pour faire plaisir à leur amie commune, Tao (Zhao Tao), dont ils sont tous deux amoureux. La jeune femme va devoir faire un choix entre l’humble mineur et le prometteur homme d’affaires…

La seconde partie se déroule de nos jours, en 2014.
Le contexte a changé. L’effervescence qui caractérisait la fin des années 1990 est un peu retombée. Les crises économiques successives sont passées par là. Si la Chine a fini par devenir la première puissance économique mondiale, sa croissance est moribonde et beaucoup de secteurs sont en plein marasme. Les mines de charbon, par exemple, ferment les unes après les autres car elles ne sont pas jugées suffisamment rentables.
La vie sentimentale de Tao est tout aussi sinistrée. L’époque, pas si lointaine, où deux hommes lui faisaient la cour n’est plus qu’un lointain souvenir. Divorcée, en proie à la solitude et à un certain désenchantement, elle réalise aujourd’hui qu’elle n’a pas forcément fait le bon choix. Il ne lui reste plus qu’à essayer de sauver sa relation avec son jeune fils, Dollar, qu’elle ne voit qu’occasionnellement puisqu’il est parti vivre à Shangaï avec son père.

La troisième partie se déroule dans le futur, en 2025.
Le fils de Tao vit désormais en Australie, qui semble être devenu le nouvel Eldorado mondial. Il ne parle plus le mandarin mais l’anglais et à complètement oublié sa mère et sa ville d’origine. Mais une rencontre inattendue et l’écoute d’une chanson chinoise (“Zhen Zhong (Take Care)” de Sally Yeh) vont faire sauter le verrou de sa mémoire et lui permettre de renouer avec ses racines.

Avec cette construction, le cinéaste cherche à opposer la Chine d’hier à celle d’aujourd’hui et celle qui pourrait exister – ou ne plus exister – demain. Sans pour autant idéaliser le modèle maoïste dont le personnage de Liangzi, mineur exploité toute sa vie durant, finit par subir les conséquences, Jia Zhang-Ke montre que le passage du communisme à l’ultralibéralisme s’accompagne d’une perte de repères dévastatrice.
Les valeurs familiales et culturelles ont tendance à disparaître. Les cellules familiales se décomposent, les couples ne durent pas plus que les relations amicales. Le respect des anciens se perd. Les traditions chinoises séculaires sont peu à peu supplantées par le mode de vie occidental, qui se retrouve même dans les prénoms donnés aux enfants. Dollar – qui est plus une unité monétaire qu’un vrai prénom – en est le parfait symbole. Tout occupés à leur course effrénée au profit et au pouvoir, les jeunes générations oublient leurs racines, leurs lieux de naissance, leur langue maternelle.
Ils sont citoyens du monde, ultra-connectés aux réseaux sociaux, mais vivent dans des univers froids, désincarné, déshumanisés.
En fait, à force de se ruer vers l’Occident, les chinois sont devenus “complètement à l’ouest”, perdus et déboussolés. A tel point qu’ils se retrouvent, comme Dollar et son père, à l’Est, en Australie (tout est relatif…).
La solution, c’est sans doute d’aller encore un peu à l’Ouest, pour revenir au point de départ. Et le film se conclut logiquement comme il a commencé, sur le “Go West” des Pet Shop Boys, les illusions en moins, mais avec l’espoir que la jeunesse saura accomplir ce que la génération de Tao, Zhang et Liangzi n’a pas pu ou pas su faire : combiner modernité et respect des traditions.

Paradoxalement, ce mélodrame teinté d’amertume et de désenchantement qui parle de perte des valeurs et de déshumanisation est le film le plus chaleureux, le plus optimiste, le plus incarné de son auteur. Jia Zhang-Ke a su ouvrir son cinéma pour le rendre plus accessible au grand public, sans pour autant sacrifier à ses ambitions artistiques et renier son style atypique. C’est ce qui fait de son nouveau long-métrage une oeuvre mature, ample et puissante, riche et universelle.

Si les geeks ou les quadras/quinquas qui ont été biberonnés à la première trilogie Star Wars ont trouvé leur cadeau idéal dans Le Réveil de la Force, il ne fait nul doute que les cinéphiles amateurs d’Art & d’Essai trouveront le leur en Au-delà des montagnes


Au-delà des montagnes / Mountains may depart
Shan he gu ren
Réalisateur : Jia Zhang-Ke
Avec : Zhao Tao, Zhang Yi, Jin Dong Liang, Sylvia Chang, Dong Zijian
Origine : Chine
Genre : sommet de filmographie
Durée : 2h06
date de sortie France : 23/12/2015
Contrepoint critique : Culturopoing