68e Festival de Cannes
Compétition Officielle
Des ouvriers se révoltent contre le rachat de leur usine par une entreprise américaine qui prévoit de les licencier. L’ample mouvement ascendant à la grue qui capte ainsi cet assaut rappelle les prises des citadelles moyenâgeuses en s’attachant à la force du collectif comme moyen d’action. La puissance de ce plan, et de cette symétrie historique, est d’inverser les rôles : les assiégeants sont les ouvriers italiens dehors face à la grille symbolisant non plus leur rêve, mais leur réalité (leur travail). A cela s’ajoute la dimension d’une Italie fratricide où s’oppose ouvriers et policiers défendant le riche pour donner aux riches à coup de bombes lacrymogènes et de jet d’eau. Soudainement, la caméra inverse son cheminement pour filmer les répercussions de cette violence, voire en jouir. Une voix hors-champs met fin à l’action, c’est celle de la réalisatrice Margherita (Margherita Buy, extraordinaire) qui s’oppose à cette spectacularisation de l’opprimé. En arrêtant ainsi l’action, Nanni Moretti interroge directement la question de la représentation des luttes. Il met en avant l’impossibilité nouvelle de mettre en avant des élans politiques dans une société de plus en plus individualiste où le collectif ne peut plus exister comme force.
Cette impuissance à rendre compte du politique engendre même un questionnement vis-à-vis de la représentation du social dans une société qui ne se hiérarchise plus par les sentiments d’appartenance à une classe sociale homogène. Comment mettre en images un ouvrier précaire alors qu’il s’identifie par les mêmes moules sociétaux que ses oppresseurs ? Margherita prend pleinement conscience de ce nouvel enjeu lors du tournage d’une scène d’altercation entre les ouvriers et le patron dans une cantine remplie de figurants. La caméra de Moretti avance parmi ces derniers en dévoilant la superficialité de leur accoutrement (extensions capillaires, faux ongles, sourcils épilés). La cinéaste s’insurge de ce manque d’authenticité alors que son chef opérateur pointe la normalité de ce panel de citoyens et ainsi son détachement d’un réel non-fictif. Elle se retrouve ainsi écartelée entre la superficialité du réel et l’artificialité de son propre imaginaire social étant un objet proprement cinématographique.
L’artificialité du film de Margherita s’exprime ainsi constamment à travers la lourdeur de l’industrie cinématographique. Sa construction fictionnelle se délite face au réel en rencontrant de perpétuelles contraintes logistiques. Cela se ressent dans la scène cocasse où Barry Huggins (John Turturro, sensationnel en acteur incompétent) doit conduire et jouer, dans un souci de réalisme, alors qu’il ne peut faire ni l’un – gêné par les caméras – ni l’autre – stressé par la situation –. Ici, Moretti montre le formatage de cette réalité reconstituée qui ne parvient pas à saisir aussi bien les actions, répétées sans cesse, que les discours, à l’instar des dialogues oubliés d’Huggins. Dans ce monde politique en délitement, Margherita semble néanmoins voir l’acteur comme la dernière figure sacrificielle ouvrière, donnant son corps pour la cause. Ce dernier doit exister alors en dehors de son rôle comme elle le répète à ses comédiens. Mais, c’est plutôt le cinéma de Moretti qui se retrouve à côté de cet enjeu : littéralement ob-scène, en dehors de la réalité du monde social.
La beauté de Mia Madre est de se construire autour d’un rapport à l’intime. Si la caméra s’élevait en ouverture à l’usine, elle fait à l’inverse un mouvement descendant le long de la perfusion de la mère malade de Margherita, Ada (Guila Lazzarini), amenant une certaine fatalité sur son sort. A l’effondrement du corps social, s’ajoute ainsi celui du corps en tant que chair imposant une durée de vie à toute chose. L’éternité chez Moretti ne peut exister qu’à travers la transmission, celui ici de cette ancienne professeure de Latin donnant des conseils à sa petite-fille jusqu’à son dernier souffle. Dans ce drame de l’intime s’opère également un jeu de miroir vis-à-vis de la personne de Nanni Moretti. Etant proche de l’autofiction – le cinéaste perdant sa mère durant le tournage de Habemus Papam –, la réalisatrice Margherita se veut directement connectée à celle de Nanni Moretti. Néanmoins en jouant le frère Giovanni (le cinéaste ayant une sœur), il brouille l’identification. Cette ambivalence est sublime, car elle entraîne une dualité au sein même de la représentation du cinéaste entre la figure héroïque de Giovanni (quittant son travail) et celle dans le déni de Margherita.
Mia Madre se refuse le sentimentalisme scénaristique ou la grandiloquence formelle. C’est justement dans le sentiment, comme facteur de destruction, qu’il trouve ses plus belles réussites. Progressivement, l’œuvre s’engouffre dans le vertige de la mort. Elément anxiogène, la peur de la mort est double. Elle représente autant la mort de la mère que la propre mort de Margherita. En effet si la majorité de ses cauchemars tournent autour de l’annonce de la mort de sa mère, la réalisatrice s’entrevoit comme la prochaine proie : elle entame déjà un retour sur sa propre vie (le rêve où elle remonte la queue devant un cinéma) et prend littéralement la place de sa mère (le rêve où elle remplace sa mère au volant pour empêcher un accident inévitable). Dans un processus de flottement entre le réel et le rêve, ces peurs trouvent un écho dans la vraie vie de la réalisatrice. Après une mystérieuse et soudaine fuite d’eau en pleine nuit, elle est obligée de vivre dans l’appartement laissé vide de sa mère.
Mia Madre se trouve alors à la rencontre entre ce processus de déconstruction de la fiction par le réel – l’impossibilité d’un cinéma politique – et ce processus de déconstruction du réel par la fiction – les rêves de Margherita –. Il étend ainsi le vertige de son personnage au spectateur qui perd ses repères questionnant continuellement la véracité des images. Ce n’est que la finalité des scènes qui lui permet de comprendre ce qu’il vient de voir : de l’apparition des techniciens pour les scènes de tournage au réveil de Margherita pour les scènes du quotidien. C’est par cela qu’il touche au sublime et qu’il s’inscrit indéniablement comme l’une des plus grandes œuvres de l’année 2015, et comme le plus grand oublié du palmarès cannois.
Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre