Carcinoma (L'ultime chef d'oeuvre d'un géant du cinéma trash)

Par Olivier Walmacq

Genre : horreur, trash, extrême (interdit aux – 18 ans)
Année : 2014
Durée : 1h24

Synopsis : Dorian est un homme sans histoire, employé dans une usine de composte. Un jour, une  grosseur se déclare au niveau de son ventre. Verdict : un cancer du côlon, le carcinome. Dès lors et à mesure que son état physique se délite, son comportement change radicalement et son esprit sombre dans une démence autodestructrice qui va le conduire à sa perte.

La critique :

Mais qui est donc Art Doran ? Serait-ce un nouveau venu sur la scène underground dont on n’aurait jamais entendu parler et qui aurait surgi comme par enchantement ? Pas du tout. Au contraire, il s’agit d’un cinéaste allemand très connu et unanimement considéré par les spécialistes comme le plus grand réalisateur du cinéma extrême de ces dix dernières années. Vous voyez évidemment de qui je veux parler.
Marian Dora a donc connu récemment quelques déboires avec la justice de son pays comme en a eu un certain Olaf Ittenbach en 1992, lors de la sortie de son ultra violent The Burning Moon. Le cas de Marian Dora est plus épineux car le terrible réalisme de ses œuvres insinue un malaise certain dans les esprits et s’attire immanquablement les foudres de la sacro-sainte censure. Jugés trop radicaux (notamment en raison de meurtres réels d’animaux), certains de ses films furent tout simplement privés  de distribution.

A la suite de cela, Marian Dora jugea bon de changer de pseudonyme, pour un temps en tout cas. C’est donc Art Doran qui revient sur le devant de la scène, quatre ans après son dernier film, Reise Nach Agatis, qui provoqua chez les fans (dont votre serviteur), une certaine déception tant le réalisateur les avait précédemment habitués à atteindre des sommets vertigineux dans la morbidité.
Carcinoma, sorti en toute discrétion en 2014, allait donc servir de révélateur sur la perte (ou pas) d’inspiration du génial teuton. Disons-le tout net, le réalisateur n’a non seulement rien perdu de son talent, mais de plus, il signe ici ce qui est certainement à ce jour, son meilleur film. En effet, Carcinoma réunit à lui tout seul les « qualités » entrevues dans les œuvres précédentes de l’auteur : le mysticisme trash de Melancholie Der Engel, l’horreur épidermique de Cannibal et la dépravation abjecte de Debris Documentar.

Mais quel scénario se cache derrière ce titre quelque peu nébuleux ? Le carcinome (ou épithélioma) est un type de cancer qui affecte la peau et les muqueuses, et qui se développe à partir d’un tissu épithélial. Merci Wikipédia ! N’ayant pas fait d’études de médecine, je ne m’étendrai pas outre mesure sur un domaine qui dépasse largement mes compétences. Mais le fait est que le film de Art Doran traite donc du thème difficile de la maladie et de ses conséquences pathologiques.
Chez un autre réalisateur que lui, le sujet aurait pu sembler lourd, rébarbatif même. Carcinoma, c’est tout le contraire. Le film est une symphonie morbide, un feu d’artifice trash que seul un maître de l’art outrancier peut orchestrer et rendre sublime. Attention, SPOILERS ! Victime d’un cancer du côlon, appelé aussi carcinome, Art Doran gît sur un lit d’hôpital.

Au fil du générique, défilent des photos des jours anciens, de son enfance jusqu’à aujourd’hui. Il se remémore les événements qui l’ont conduit à cette situation. Dorian travaillait dans une usine de déchets. Sa femme et lui coulaient des jours heureux dans leur belle maison, jusqu’à ce que cette tumeur abdominale n’apparaisse. Dorian change. Tandis qu’il s’affaiblit et que sa tumeur grossit, son caractère bascule dans la perversité la plus malsaine. Ainsi, par le biais de son meilleur ami qui est gay, il fréquente les catacombes de la ville où, se livrant à des jeux sadomasochistes, il se fait fouetter violemment par un jeune éphèbe sur sa plaie toujours plus suppurante.
Il force également sa compagne à pratiquer la scatophilie. Après un séjour traumatisant à l’hôpital, la maladie de Dorian est diagnostiquée. C’est un carcinome. Dès lors, son univers s’écroule et sa vie se transforme en cauchemar.

A mesure que son corps décrépit et tombe inéluctablement en dégénérescence, son esprit lui aussi vacille jusqu’à sombrer dans une totale folie autodestructrice. Tout au long du film, l’histoire nous ramène par flash-back à la confession à laquelle il se livre auprès d’un prêtre que le récit de ses exactions perturbe à outrance. Puis, sa femme, ne pouvant plus supporter sa déchéance, le met dehors et il se réfugie chez sa mère sénile et impotente. C’est là, dans une chambre glauque, qu’il va rendre son dernier soupir tout en continuant de se mutiler au niveau de ses nombreuses ecchymoses, qui ont envahi son corps tout entier. Carcinoma est une œuvre à l’atmosphère sale, poisseuse, comme imprégnée de moisissures.
Le réalisateur sait plus que tout autre instaurer un contexte oppressant tout à fait propice à faire plonger le spectateur dans un climat anxiogène. Le spectateur qui au fur et à mesure des événements, se laisse immerger par un profond malaise en même temps que le personnage principal lui, sombre dans la folie.

Dans cet environnement suffocant, l’âme de Dorian, pareille à cette usine de déchets où il travaille, s’altère au point de dégénérer irréversiblement. Ce pourrissement intérieur s’accentue en même temps que la maladie se propage à l’extérieur sur son corps. Les réalisateur utilise les deux dimensions pour établir un parallèle entre la décrépitude physique et l’avilissement spirituel.
Marian D… Pardon, Art Doran possède un style unique et inimitable. L’ultra stylisation des décors naturels, les images aux couleurs automnales et délavées, la musique grandiloquente : tous ces éléments participent, de film en film, à sa signature artistique. Carcinoma ne déstabilisera pas son public qui se retrouve en terrain connu. Ainsi, nous avons toujours droit à ces levers de soleil inondés de poésie (avec des perles de rosée se déposant sur la caméra) et à ces envolées musicales lyriques qui contrastent toujours autant avec la répugnance des scènes filmées, comme toujours avec un réalisme d’une méticulosité à couper le souffle.

Car avec ce géant du cinéma extrême, autant vous dire que la qualité des effets spéciaux tient de l’irréel. Effets spéciaux dantesques au service de séquences morbides terriblement graphiques, dont l’horreur n’a d’égale que la transgression. Car le film qui se complaît dans une atmosphère nauséabonde va très loin dans l’abjection visuelle, avec notamment de nombreux déversements excrémentiels, des plaies béantes sidérantes de vérité et bien sûr, cette impressionnante scène scatologique réelle.
Le point culminant du film reste cependant sa fin avec la mort de Dorian, baignant dans les déjections et le sang, en proie à d’atroces souffrances tandis que la caméra s’attarde en même temps sur l’agonie (difficilement à supportable à visionner) d’un lapin étouffé par le propre serpent de l’agonisant. Le rapprochement entre la mort de cet animal et celle du pécheur étouffé par le poids de ses fautes est évident.

Sur ce point, nombreuses sont aussi les références religieuses. Ainsi, c’est après un coït sauvage avec sa femme (dans lequel s’est immiscé le serpent du couple) que Dorian voit l’apparition des premiers symptômes de son mal. Le symbole biblique du jardin d’Eden est flagrant. L’œil maçonnique (ou ce qui lui ressemble) revient lui aussi souvent au cours de l’histoire. Il représente même l’affiche du film.
Sur la forme, on remarquera une évolution notable dans le style du réalisateur. Les plans sont brefs, les flash-back nombreux, le scénario est complexifié, comme si Art Doran voulait semer le trouble dans l’esprit du spectateur, en même temps que celui-ci suit le personnage principal dans sa descente aux enfers. Une évolution notable sans être un profond bouleversement à ses fondamentaux.
Avec Carcinoma, Art Doran envoie un message fort à la concurrence, Reise Nach Agatis n’a été qu’un instant de faiblesse passagère et le cinéaste n’a rien perdu de son incroyable puissance de déflagration. Ce n’est donc pas encore aujourd’hui que ce géant de l’underground trouvera un rival à sa (dé)mesure.
Preuve en est ce dernier film que je n’hésiterai pas à qualifier de chef d’œuvre du cinéma extrême. Incommensurablement glauque, nihiliste au –delà de l’imaginable, mais beau. Horriblement beau.

Note : 18.5/20

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