[Berlinale 2016] Jour 8 : Eloge de la longueur

“Petite” journée aujourd’hui à la Berlinale avec juste trois films au programme, dont un seul en compétition… Mais quel film !

Lullaby to the sorrowful mystery - 3

A Lullaby to the sorrowful mystery  de Lav Diaz est un film-fleuve d’une durée de plus de huit heures, qui suit le destin de plusieurs personnages durant la révolution philippine, entre 1896 et 1898.
Le premier arc narratif tourne autour d’un groupe de femmes qui parcourent la jungle à la recherche de leurs maris disparus. Parmi elles, l’épouse d’Andres Bonifacio, l’un des leaders du mouvement indépendantiste Katipunan. Tout indique que l’homme a été assassiné sur ordre de l’un de ses frères d’armes, Emilio Aguinaldo, qui deviendra le premier Président des Philippines, mais en l’absence de cadavre ou de preuve de sa mort, le petit groupe continue les recherches, qui dureront plus de trente jours.
A ce récit, le cinéaste entrelace plusieurs légendes faisant intervenir des esprits de la forêt et des montagnes, ainsi que la quête de rédemption d’une femme qui a trahi les révolutionnaire en aidant l’armée espagnole à rentrer dans la ville de Sili, lieu d’un effroyable massacre de civils.
Le second arc narratif est dérivé d’un roman de José Rizal, l’un des pères du mouvement indépendantiste. Le roman en question, “El Filibusterismo”, est supposé être une des inspirations de la révolution, au même titre que la mort de son auteur, exécuté par le pouvoir espagnol. L’intrigue tourne autour de l’antagonisme entre Isagani, un jeune poète idéaliste, son ami Basilio et un bandit du nom de Simoun, qui a louvoyé entre indépendantistes, colons espagnols et militaires américains pour provoquer une révolution sanglante et servir ses propres intérêts. Quand Isagani a l’occasion d’achever Simoun, grièvement blessé, il décide d’épargner sa vie et de l’emmener se soigner chez son oncle, qui tient une mission en bordure de mer. En chemin, ils dissertent d’art, de poésie et de littérature, mais aussi de l’avenir du pays.

Lullaby to the sorrowful mystery - 4

Alors que le sujet et la durée fleuve du long-métrage auraient pu laisser entrevoir une grande fresque historique ou un film de guerre riche en séquences de bataille, Lav Diaz part sur un tout autre terrain. Il se sert du contexte pour parler de la condition humaine, des zones d’ombre intrinsèques au genre humain, mais aussi de sa force et de sa beauté. Il disserte de ce qui forme l’âme d’un peuple, d’une nation. Enfin, il se sert de son récit pour parler de l’état de son pays aujourd’hui, un siècle après la révolution, car comme le répètent plusieurs fois les personnages, l’histoire est un perpétuel recommencement et le peuple Philippin retombe régulièrement sous la domination d’une puissance extérieure (la colonisation américaine de 1899 à 1937; l’occupation japonaise de 1942 à 1945) ou intérieure (la dictature de Marcos de 1965 à 1986). Elle est aussi régulièrement en proie au déchaînement des éléments naturels. Aujourd’hui, les Philippines sont encore mal en point, sous la domination de puissances financière extérieures qui rendent le pays économiquement exsangue.
Le long-métrage de Lav Diaz est passionnant de par sa richesse thématique et historique, et même si on ne connaît rien au contexte de l’oeuvre, on se laisse quand même envoûter par son observation entomologiste de l’âme humaine.

Lullaby to the sorrowful mystery - 2

Sur la forme, c’est tout aussi admirable. Visuellement, le film est une splendeur. Avec son image au format carré, son noir & blanc stylisé et ses jeux de lumière, le film rappelle ceux des grands maîtres japonais, d’Akira Kurosawa à Hiroshi Teshigahara, certains films de Satyajit Ray ou le cinéma expressionniste allemand. Chaque plan semble être composé comme une toile de maître. Il se dégage de l’ensemble une atmosphère particulière, une poésie qui accompagne à merveille les mots de José Rizal, notamment son sublime dernier poème, véritable chant d’amour à son pays et à son peuple.
Puisque la projection dure quand même plus de huit heures, il faut bien avouer qu’il y a quelques longueurs, surtout dans les parties les plus contemplatives du récit. Mais contrairement à ce que l’on aurait pu craindre, l’oeuvre de Lav Diaz n’est pas soporifique. Il y a bien des scènes interminables, de longs plans fixes qui étirent l’action au maximum, mais elles sont nécessaires pour que le spectateur ressente ce qu’éprouvent les personnages et qu’il appréhende la durée de la quête des personnages. Cependant, tout le film n’est pas construit sur ce principe. Lav Diaz varie les plaisirs. Il alterne les moments contemplatifs avec de longues et intenses scènes de dialogues, des envolées fantastiques, et même quelques scènes musicales, au début du récit.

Tout cela, ajouté à une direction d’acteurs convaincante et une mise en scène épurée, fait de A Lullaby to the sorrowful mystery un grand film, en plus d’être un long film. L’Ours d’Or? C’est bien possible, à condition que le jury ait eu assez d’endurance pour tenir le choc. Mais quoi qu’il en soit, Lav Diaz a réussi son pari. Son film a été l’un des évènements majeurs de la 66ème Berlinale et placé le cinéma philippin sur le devant de la scène.

Après ce “monstre”, nous avons découvert deux oeuvres plus modestes,mais tout aussi intéressantes, dans la section “Panorama”.

The ones below - 2

The Ones below de David Farr, est un thriller qui revendique dès les premières minutes l’influence de certains films de Roman Polanski, comme Le Locataire ou Rosemary’s baby. L’intrigue tourne autour d’un couple (Clémence Poésy et Stephen Campbell Moore) qui s’apprête à avoir son premier enfant quand de nouveaux voisins (Laura Birn et David Morrissey) viennent s’installer à l’étage du dessous. Eux aussi attendent un heureux évènement, après des années de tentatives infructueuses. Ce point les rapprochent et ils nouent des liens amicaux. Mais un accident vient brusquement altérer leurs relations, et entraîner les protagonistes dans une spirale de paranoïa et de folie.
L’ensemble est plutôt réussi, même si le scénario aurait mérité d’être un peu plus étoffé et de faire plus planer le doute sur l’état mental du personnage joué par Clémence Poésy, qui vit une grossesse et une période postnatale difficiles. Il manque ce petit brin de folie supplémentaire, de tension, pour faire de ce thriller efficace un très bon film, digne des oeuvres précitées.

Sufat choi - 2

Primé à Sundance, The Sand Storm est un film sur la condition des femmes dans les pays du Moyen-Orient.
Elite Zexer pose sa caméra dans un petit village bédouin dans le désert, au sud d’Israël, qui s’apprête à célébrer le mariage de Sulimann avec sa seconde épouse. Cela ne plaît visiblement pas à la première épouse, Jalila. Après avoir donné quatre filles à son mari, après avoir été une épouse parfaite, s’occupant des tâches ménagères, de la cuisine, de l’éducation des enfants, elle a la désagréable impression d’être jetée aux ordures. Pire, la jeune épouse est traitée comme une princesse, alors qu’elle doit se débrouiller avec un frigo vide et un générateur électrique défaillant. Jalila est mécontente, mais ne dit rien. Elle reste sagement à sa place. Se plaindre ou s’opposer à lui serait une violation des règles patriarcales ancestrales en vigueur dans ce petit village et pourrait lui valoir d’être répudiée, le déshonneur ultime pour une femme.
C’est pour cela que Jalila veille sur le comportement de ses filles. Celles-ci sont insouciantes et bien moins disposées qu’elle à respecter les traditions. La cadette soupire quand elle est obligée de porter le voile et l’aînée, Leyla, veut vivre sa vie librement. Quand elle apprend que cette dernière est tombée amoureuse d’un adolescent de sa classe, qui vit dans un autre village, Jalila fait tout pour empêcher cette relation, car elle craint la réaction de Sulimann. Effectivement, celui-ci décide illico de marier Leyla à un homme du village. La jeune femme va devoir faire un choix douloureux entre l’unité de sa famille et sa liberté individuelle…
La construction est assez classique et sans surprise, mais ce premier long-métrage séduit par son énergie, sa liberté de ton et sa volonté de faire évoluer la cause des femmes du Moyen Orient et des pays Arabes, prisonnières de traditions archaïques inventées par les hommes et pour les hommes.

Demain, le festival touchera à sa fin, avec les derniers films de la compétition officielle, et encore quelques surprises du côté du “Panorama” et du “Forum”…