1952, Eva Perón vient de mourir à 33 ans.
Elle est la figure politique la plus aimée et la plus haïe d'Argentine. On charge un spécialiste de l'embaumer. Des années d'effort, une parfaite réussite.
Mais les coups d'état se succèdent et certains dictateurs veulent détruire jusqu'au souvenir d'Evita dans la mémoire populaire.
Son corps devient l'enjeu des forces qui s'affrontent pendant 25 ans.
Durant ce quart de siècle, Evita aura eu plus de pouvoir que n'importe quelle personnalité de son vivant.
Eva Perón, Evita, reste la figure politique la plus importante de l'Argentine. Son portrait en grande échelle surplombe Buenos Aires ; les principaux syndicats et mouvements ouvriers revendiquent son héritage ; l'ex-présidente du pays, Cristina Kirchner, a fait tous ses discours devant son image et évoquait son exemple à l'heure d'affronter les multinationales.
Entretien relevé dans le dossier de presse avec le réalisateur Pablo Agüero.
Propos recueillis par Andrés Criscaut.
Son premier long-métrage,
Pablo Agüero est né en Argentine, en 1977. À 15 ans, il réalise son premier film, en VHS, Más allá de las puertas, qui gagne la Biennale Patagonique d'Art. Ce prix lui permet de faire des études de cinéma. Salamandra, a été présenté à la Quinzaine des Réalisateurs en 2008. Il réalise ensuite 77 Doronship et le documentaire Madres de los dioses qui a reçu la mention spéciale à Mar del Plata.
Le script Eva no duerme lui a valu le Grand Prix du meilleur scénariste en 2012. Il a été lu en public par Jeanne Moreau, et a été l'objet d'une pièce radiophonique pour France Culture.
Personne auparavant n'avait abordé la véritable histoire de son corps disparu. Et c'est l'une des histoires les plus incroyables et cinématographiques qui soit. Evita, l'une des grandes figures politiques de l'histoire contemporaine, meurt au même âge que le Christ, elle est embaumée grâce à une technique inédite qui la transforme en
"Belle au bois dormant", mais son corps est séquestré par les militaires et caché par le Vatican, son nom provoque des soulèvements populaires pendant plus d'un quart de siècle...
Eva ne dort pas commence avec le jour de sa mort et se termine sur la nuit de son enterrement, c'est-à-dire 25 ans plus tard. Car le mythe d'Evita naît au moment de sa mort, tout comme celui du Christ qui achève de se former au moment de la crucifixion.
Au début, pour moi, le péronisme était juste un vieux populisme replet de contradictions. Ensuite, tout au long des cinq ans qu'a duré l'investigation nécessaire à la réalisation du film, j'ai compris que s'il y avait eu une réaction aussi prolongée et sanguinaire pour le réprimer, c'est parce qu'il possédait un véritable caractère révolutionnaire. Ce n'est pas par hasard que son nom d'origine est le
"justicialisme".
Son poids historique repose plus sur l'introduction du concept de justice sociale que sur son programme politique. Evita m'intéresse en tant que parabole de cette revendication populaire que personne ne pourra faire taire. C'est une femme qui, même morte et disparue, continue de vivre dans les idéaux de milliers de personnes qui l'ont adoptée comme une mère de l'insurrection. C'est le cauchemar vivant des militaires et des néolibéraux. Elle est l'oiseau Phénix qui revient éternellement pour nous rappeler que tant qu'il n'y a pas de justice sociale, il n'y aura pas de paix possible.
J'ai lu toute la bibliographie que j'ai pu trouver, qu'elle soit historique ou fictionnelle, je me suis entretenu avec des anciens guérilleros, montoneros et militaires, j'ai consulté des historiens et des scénaristes et même des archives de la CIA, j'ai étudié les techniques d'embaumement ainsi que l'éthique militaire. Je me suis également rendu à Madrid pour retrouver la deuxième femme de Perón, Isabel, qui avait pratiqué des rites ésotériques sur le corps d'Evita.
Finalement, j'en suis arrivé à la conclusion que tout le monde mentait. Tous les protagonistes, les témoins, les historiens donnent leur propre version de l'histoire en fonction de leurs intérêts politiques ou personnels. Or, ils la présentent comme la vérité objective et indiscutable des faits. J'ai donc décidé de prendre les libertés artistiques nécessaires et de construire ma propre version de l'histoire. Mais je ne voulais pas tromper le spectateur avec une supposée reconstitution"objective". Il était important pour moi de dire : "ceci n'est pas la vérité" mais "ma vérité". Ma réponse esthétique à cette préoccupation éthique a été de filmer Eva ne dort pas comme s'il s'agissait d'un film fantastique, un thriller onirique.
J'ai essayé d'aller à l'encontre des clichés. J'ai choisi une jeune femme blonde et douce portant un chignon pour incarner une montonera communiste que tous imaginaient brune et autoritaire. J'ai proposé à un jeune homme sympathique et beau tel que Gael García Bernal d'interpréter le plus sanguinaire des dictateurs. Et Gael, qui possède une conscience aigüe de la politique, a relevé le défi de nous mettre face à la banalité du mal. De même, Daniel Fanego, qui a milité dans le péronisme toute sa vie, interprète magistralement le bourreau de ce mouvement, sans craindre de générer de l'empathie. Imanol Arias, quant à lui, est plus proche de son personnage, il apporte avec finesse tout un bagage culturel que je n'aurais pas su lui conférer. Le choix de Denis Lavant est une allusion relativement anachronique aux militaires français qui introduisirent en Amérique Latine la doctrine de la
"lutte antisubversive", de la torture et de la disparition de personnes. Mais c'est surtout le luxe de pouvoir travailler avec ce merveilleux "monstre d'acteur" de la race presque éteinte de Klaus Kinski.
La jeune actrice Sabrina Macchi a dû faire des exercices de yoga et suivre un régime spécial en vue d'obtenir l'immobilité totale. Il y a une scène presque magique dans un aquarium, où elle a été contrainte de rester plusieurs heures dans l'eau froide et de contenir sa respiration tout au long d'un plan séquence. Ces exercices physiques sont venus en compléter d'autres plus
"spirituels" destinés à produire sur son visage des expressions profondes et à essayer de capter, en un sens, l'esprit d'Eva.
Comme je cherchais une forme d'honnêteté envers le spectateur, j'ai essayé de différencier de façon très claire la fiction et les images d'archives. Depuis la mise en scène jusqu'à la postproduction, j'ai assumé une certaine théâtralité.
Dans Eva ne dort pas , rien n'est tout à fait réaliste, comme pour nous rappeler qu'il n'y a pas de vérité unique.
Nous avons fait en sorte que les montages d'image, de son et de composition musicale s'élaborent et s'influencent mutuellement. Nous avons travaillé tout le temps au côté de
Valentin Portron, un jeune compositeur à la sensibilité à fleur de peau, et avec Francis Wargnier, un authentique artiste du design sonore. Nous avons introduit des sons cachés, subliminaux, qui s'évanouissent à la limite du bruit et de la musique, entre la réalité et l'illusion.
Nous avons utilisé le thérémine, l'instrument préféré des spirites, combiné avec un violoncelle et plusieurs guitares électriques. Nous avons également incorporé la voix d'Evita comme un instrument de plus. Nous l'avons remixée, déformée, étirée, dispersée tout au long du film. Le summum de cette recherche a été la musique retentissant pendant les scènes de bataille urbaine de 1969. Nous avons donné aux guitares une certaine composante The Clash, nous avons fait "chanter" Evita. Une fois la voix placée sur la base musicale, nous avons découvert qu'Evita c'était du pur rock : une cadence rock, un enrouement rock, des discours incendiaires comparables aux meilleures paroles du rock.
Je crois en la valeur universelle des images. En voyant ces foules immenses envahir pacifiquement la place de Mai pour défendre leurs droits, nous remarquons que d'autres révolutions se sont produites et se produisent encore sur d'autres places du monde.
Quelle place occupe Eva ne dort pas dans ton parcours professionnel ?
Le film de Pablo Agüero, découpé en trois parties, mêle habilement des images d'archives, à la pure fiction. Chaque séquence révèle les étapes du long cheminement de la dépouille d'Eva Perón.
Une femme qui, de son vivant, fut adorée voire idolâtrée par des millions d'Argentins. Haïe pareillement par une oligarchie rétrograde et menacée.
Après sa mort, en Argentine, les différents régimes qui prennent le pouvoir n'ont eu de cesse de vouloir effacer toutes traces du péronisme. Celles d'Evita en particulier.
"Son poids historique repose plus sur l'introduction du concept de justice sociale que sur son programme politique. Evita m'intéresse en tant que parabole de cette revendication populaire que personne ne pourra faire taire. C'est une femme qui, même morte et disparue, continue de vivre dans les idéaux de milliers de personnes qui l'ont adoptée comme une mère de l'insurrection. C'est le cauchemar vivant des militaires et des néolibéraux.", note Pablo Agüero, récompensé en 2012 par le Grand Prix du meilleur scénariste.
Un scénario intelligent, solide et parfaitement écrit qui démontre avec justesse que rien, ni personne, n'a le pouvoir d'effacer un mythe. Les images sont sombres, souvent sinistres. La violence des dialogues donne une force supplémentaire à cette réalisation ténébreuse, singulière et parfaitement maîtrisée. Le casting tout entier est à saluer pour sa justesse.
En conclusion d'un interview, Pablo Agüero a déclaré : "Ce n'est pas un film pour ou contre le péronisme, mais un film contre les dictatures, contre le capitalisme sauvage et pour la liberté et l'égalité de droits." Et de rajouter "Ce nouveau film accroît encore plus mon intérêt pour la passion féminine et approfondit ma conviction qu'après des siècles de soumission, nous sommes entrés dans l'ère de la femme."