[Berlinale 2016] Jour 9 : Vin, Amour et Fantaisie

Par Boustoune

Ultime jour de compétition à Berlin, avec la projection des deux derniers films en lice pour l’Ours d’Or.

D’abord, United State of Love du Polonais Tomasz Wasilewski, un film-choral qui parle de désir et de sexualité féminine dans la Pologne des années 1990, juste après la chute du Mur de Berlin. Une période d’ouverture pour la Pologne. Les habitants peuvent alors acheter des jeans et des vêtements occidentaux jusqu’alors inaccessibles, profiter de spas, de salles de fitness, parler librement de politique sans risquer d’être jetés en prison. Et les cassettes vidéo pornographiques connaissent un certain succès, même si elles circulent encore sous le manteau.
On suit les histoires de trois femmes qui habitent dans la même petite ville de province :
Agata s’éloigne de plus en plus de son mari et éprouve un irrésistible désir charnel pour un prêtre, fraîchement arrivé en ville. Cette idylle impossible la plonge dans une profonde dépression.
Iza, entretient une liaison avec un homme marié et voudrait refaire sa vie avec lui, mais l’homme, trop lâche pour s’engager, semble s’éloigner d’elle, ce qui la mène à un certain désarroi et une grande frustration.
Renata, professeure de russe, est de son côté attirée par sa voisine, la jeune et belle Marzena, qui ne semble préoccupée que par sa potentielle carrière de top model.
Ces trois histoires d’amour impossible illustrent la difficulté d’affirmer ses désirs dans une société habituée à vivre sous la chape de plomb d’un régime politique répressif et d’une morale religieuse forte.
La mise en scène austère de Tomasz Wasilewski et l’esthétique générale de l’oeuvre traduisent cet état d’esprit : images aux couleurs désaturées, grises et ternes, et des cadrages qui semblent étouffer les personnages, incarnés avec force par les actrices, Julia Kijowska, Magdalena Cielecka, Dorota Kolak et Marta Nieradkiewicz, qui feraient un beau prix d’interprétation collective.

Ensuite, A dragon arrives!, curieux long-métrage de l’Iranien Mani Haghighi, qui mêle polar, film fantastique et pamphlet politique.
L’intrigue débute le 22 janvier 1965, au lendemain de l’assassinat du Premier Ministre iranien, Hassan Ali Mansour. Babak, un inspecteur de police, est envoyé sur l’île de Qeshm pour enquêter sur le décès mystérieux d’un exilé politique. Immédiatement, il est frappé par l’étrangeté des lieux. Le cadavre a été retrouvé pendu dans une épave de bateau, au milieu d’une vallée désertique abritant également un ancien cimetière.  A l’intérieur du bateau, Babak découvre de curieuses inscriptions sur les murs, une sorte de journal intime. Très vite, il conclut que la victime ne s’est pas suicidée, mais a été étranglée. Par qui? Pourquoi? Ces questions se retrouvent vite reléguées au second plan quand un indigène apprend au policier qu’à chaque fois qu’un cadavre est enterré dans le cimetière entourant le bateau, un tremblement de terre se produit. Babak se consacre alors à la résolution de ce second mystère, aidé d’un géologue et d’un ingénieur du son. Mais un jour, ils disparaissent.
Cinquante ans après, un documentariste et son équipe s’intéressent à leur histoire et essaient de comprendre ce qui leur est arrivé…
A dire vrai, nous ne sommes pas certains d’avoir saisi tous les tenants et les aboutissants du film de Mani Haghighi. On peut certainement le voir comme une allégorie politique, l’île de Qeshm ayant été source de nombreux conflits au fil du temps, et étant aujourd’hui un lieu stratégique en Iran, pour ses réserves minières et pétrolifères et sa position géographique, qui permet de contrôler le trafic maritime de la région. Et c’est assurément une réflexion sur la vérité, les moyens de la découvrir ou de la dissimuler, et la façon de la modifier pour créer une autre vérité.
Cela dit, on se moque bien de tout comprendre, comme on se moquait de saisir tous les détails d’oeuvres comme Le Grand Sommeil ou, plus récemment, de Inherent Vice. A dragon arrives ! est construit comme un pur film noir et repose avant tout sur la mise en place d’une ambiance particulière, mystérieuse, fascinante et effrayante, qui laisse entrevoir les zones d’ombre de l’âme humaine et le climat d’un pays sur le point de connaître un véritable séisme politique et religieux.

Hors compétition, les festivaliers ont pu découvrir Saint Amour, le nouveau film du tandem Gustave Kervern/Benoît Delépine. Les cinéastes entraînent Gérard Depardieu et Benoît Poelvoorde, père et fils pour l’occasion, dans une route des vins de France atypique, drôle, tendre et décalée, dans l’esprit de Mammuth.
Eleveurs bovins, Jean (Depardieu) et Bruno (Poelvoorde) assistent comme chaque année au salon de l’agriculture. Pour le patriarche, c’est l’occasion de mettre en valeur l’exploitation familiale et de remporter un trophée. Pour le fils, c’est un peu comme des vacances qui viennent récompenser des mois de dur labeur. Il relâche la pression en faisant le tour des stands de vignerons et devient vite ivre mort, prompt à déraper. Comprenant que le malaise de son fils est profond, Jean décide de l’emmener faire une vraie route des vins, histoire de se rapprocher un peu de lui. Ils sautent dans le taxi d’un jeune titi parisien (Vincent Lacoste) et se font conduire sur les routes des vins de France, d’Alsace jusqu’au pays de Loire, en passant par la Bourgogne, le Bordelais, le Languedoc… En route, ils croisent une galerie de personnages haut en couleurs, représentatifs de la France profonde : un gérant de chambre d’hôte dépressif (Michel Houellebecq), un agent immobilier aguicheur (Ovidie), une serveuse fatiguée (Solène Rigot), une paire de jumelles appariées (Ana Girardot) et une femme qui va changer leur vie (Céline Sallette).
Avec leur style atypique, reconnaissable entre mille, Kervern et Delépine racontent une belle histoire d’amour père/fils et croquent avec talent la France d’aujourd’hui, les difficultés rencontrées par le monde rural, l’usure des travailleurs, le désespoir des chômeurs. Ils parlent d’une société en pleine mutation, où tout n’est que stress, angoisse et morosité, ce qui ne laisse que peu de place aux relations humaines et à l’amour en général.
Saint Amour est une ode à la sérénité et au bonheur. Il invite le spectateur à faire comme ses personnages, c’est à dire  lâcher prise, prendre le temps de profiter de la vie, prendre le temps de profiter de la nature et de ses meilleurs fruits (le raisin, entre autres), faire des rencontres, amicales ou amoureuses…
Derrière ses abords un peu rustique, le film est solidement charpenté et laissera de nombreuses caudalies dans nos mémoires de cinéphiles. Assurément, le Kervern/Delépine 2016 est un bon cru…

La section Panorama va aussi fermer ses portes, mais il reste encore quelques longs-métrages à découvrir.

Nous avons ainsi pu voir Zona Norte, un documentaire sur le travail d’Yvonne Bezerra de Mello, une militante qui lutte pour donner aux gamins des rues de Rio de Janeiro une  éducation et les extirper de l’environnement violent des favelas. La cinéaste, Monika Treut, avait déjà signé un premier portrait de cette femme il y a une quinzaine d’années (Warrior of Light, présenté à Berlin en 2002). En signant cette suite, elle peut montrer les fruits du travail de De Mello et de son association, qui ont réussi à donner un avenir à des enfants qui n’avaient aucun. Et elle fait le bilan critique de la gestion du Brésil par le Parti des Travailleurs, au pouvoir depuis 2002, déplorant les millions dépensés pour les infrastructures sportives et le déploiement de militaires dans les favelas plutôt que pour l’éducation des jeunes et l’emploi.
On n’apprend rien de bien nouveau, et l’admiration de la cinéaste pour Yvonne Bezerra de Mello est un peu trop ostensible. Cependant, il est juste que le travail de cette militante engagée et enragée soit ainsi mis en valeur et que sa méthode pédagogique, adaptée à des enfants venus de milieux défavorisés, puisse inspirer d’autres institutions et d’autres pays.

Nous avons également vu Nakom, un film ghanéen signé par deux femmes, Daniela Norris et TW Pittman.
L’intrigue raconte le retour d’Idrissu (Jacob Ayanaba) dans son village natal. Son père venant de décéder, ce jeune étudiant en médecine quitte temporairement la ville pour se rapprocher de sa famille et organiser la cérémonie funéraire. Là, il apprend que son père s’est fortement endetté pour payer ses études et que les membres du village entendent bien être remboursés. Or la seule source de revenus de sa famille est la petite exploitation agricole de son père, dont le rendement a fortement baissé au cours des dernières années. Idrissu n’a pas d’autre choix que de mettre ses études entre parenthèses et de s’occuper de la ferme familiale, au moins jusqu’à la période des récoltes. il fait le pari d’appliquer des méthodes plus modernes, basées sur les connaissances scientifiques et les lois économiques. Au bout d’un moment, il est confronté à un vrai dilemme : rester au village et l’aider à survivre dans un monde en plein changement ou partir écrire sa propre histoire, sa propre vie…
Le scénario tourne autour de problématiques déjà maintes fois abordées, mais il est bien ficelé et met efficacement en avant les vertus de l’apprentissage et de l’éducation, nécessaires pour que les jeunes Africains issus de zones rurales  puissent espérer avoir un avenir, que ce soit dans leur village natal  ou ailleurs.
Le film est d’autant plus réussi qu’il évite quelques-uns des travers habituels du cinéma Africain. La mise en scène est sobre, précise, sans effets de styles outranciers, et le jeu des comédiens est parfaitement juste, de l’acteur principal aux seconds rôles. On s’attache facilement aux personnages et on prend du plaisir à partager ces 90 minutes en leur compagnie. Seul petit bémol :  la fin du film, un peu trop sèche, qui aurait mérité d’être amenée un peu plus subtilement. Mais c’est globalement l’une des belles surprises de cette 66ème Berlinale.

The Wounded Angel  ne peut pas être considéré comme une surprise. Son auteur, le Kazakh Emir Baigazin a été révélé à Berlin en 2013 avec Harmony Lessons, qui avait remporté l’Ours d’Argent de la Contribution Artistique. Ce film n’est pas une suite directe, mais en est néanmoins le prolongement. Le cinéaste s’intéresse aux destins de quatre jeunes, issus d’un même village et ayant les mêmes difficultés à composer avec leur environnement  Il dresse le portrait d’une génération sacrifiée, privée de repères moraux ou de modèles parentaux, dénuée de perspective d’avenir et livrée à elle même. Comme son opus précédent, The Wounded Angel est une oeuvre visuellement intéressante, truffée d’idées de mise en scène et baignée dans une ambiance singulière. Une belle confirmation du talent d’Emir Baigazin.

Il reste encore quelques projections, mais les jeux sont faits. Les festivaliers attendent fébrilement l’annonce du palmarès, pour voir si le jury présidé par Meryl Streep a partagé les mêmes coups de coeur durant ces dix jours de projections. Suite au prochain épisode…