THE REVENANT : Dialectique de la (sur)vie ★★★★★

Par Le Cinéphile Anonyme @CinephilAnonyme

Alejandro G. Iñárritu offre à Leonardo DiCaprio l’un de ses plus grands rôles dans un survival virtuose et viscéral.

A la fin du générique de The Revenant, Alejandro González Iñárritu remercie, comme à son habitude, son ami Alfonso Cuarón. Une façon d’accepter la connivence de son film avec Gravity, et pas seulement par la présence sur les deux projets de l’immense chef opérateur Emmanuel Lubezki. Pour être plus précis, le long-métrage d’Iñárritu cherche à marquer ses différences face au chef-d’œuvre de son compatriote, en étant mû par une ambition de cinéma à priori antinomique (à priori, nous y reviendrons), mais qui touche à la même métaphysique, et donc à la même réflexion ontologique et existentielle sur la race humaine. Ce qu’ont magnifiquement compris ces deux films, c’est le sens profond du genre du survival, et la place du dispositif cinématographique par rapport à celui-ci. Les épreuves physiques et spirituelles ne doivent pas concerner que les personnages, mais dépasser la diégèse pour toucher directement leurs créateurs et leur outils de captation. La caméra devient alors un corps à part entière, ressentant le même ébranlement que le « survivant », jusqu’à atteindre le spectateur au plus profond de ses tripes. Mais si Gravity marquait pour son ambition technologique, exploitant le vide du numérique (autrement dit l’absence de vie) pour faire désirer la matérialité, The Revenant nous plonge, à l’inverse, dans l’âpreté bien réelle de son tournage dans les forêts enneigées du Canada, des États-Unis et de l’Argentine, et traduit la vie par sa souffrance, au point de viser l’immatérialité comme échappatoire.

Après tout, le film n’est pas le récit d’un vivant, mais celui d’un mort-vivant : Hugh Glass, personnage historique à l’existence floue, devenu avec le temps l’objet de « camp fire stories ». Alors qu’il est attaqué par un ours le rendant à un état d’agonie, son équipe de trappeurs se voit obligée de l’abandonner, lui laissant quelques hommes pour le veiller jusqu’à son décès. Mais l’un d’entre eux, John Fitzgerald (immense Tom Hardy), préfère tuer le fils de Glass et à moitié enterrer ce dernier vivant. C’est en sortant de cette tombe précipitée que l’homme meurt et renaît pour la première fois. Au fil de son périple, il réitérera plusieurs fois l’expérience symboliquement, tel un pattern désincarné de jeu vidéo révélant toute la détermination de sa vengeance contre le meurtrier de son enfant. De ces renaissances, The Revenant tire le principal intérêt du voyage initiatique qu’il représente, puisqu’il oblige son protagoniste, ainsi que le spectateur, à tout réapprendre, sur le monde comme sur soi-même. Il sort de terre pour comprendre à nouveau comment respirer, ramper, puis marcher, et enfin parler. Néanmoins, cette dernière faculté n’est que très peu exploitée, Glass se contentant de râles gutturaux qui appuient son animalité. Iñárritu se focalise alors sur le langage corporel complexe de son héros, auquel Leonardo DiCaprio, en plein état de grâce, offre le génie d’un jeu déchaîné, se battant pour conserver l’humanité de son personnage malgré les affres de sa folie vengeresse.

Par ailleurs, si le célèbre acteur est un argument de vente suffisant pour rassurer les studios, il est également le meilleur atout de son cinéaste, contraint de se canaliser. En effet, on connaît Iñárritu pour ses envolées didactiques souvent prétentieuses, surinterprétant ce à quoi le public devrait pouvoir réfléchir de lui-même. Autrement dit, rien de pire dans un genre qui prône une épure sauvage pour renforcer une immersion et une introspection du spectateur sur sa propre condition. Heureusement, mis à part quelques passages oniriques dont on se serait passés, The Revenant passionne par sa simplicité narrative, constamment concentrée sur son protagoniste (mais aussi sur son ennemi, tel un double négatif qui se traduirait comme sa raison d’être). La caméra du réalisateur s’efforce de le définir par ses actions, captant chacun de ses mouvements pour les magnifier, et leur conférer, même au plus anodin, un sens. C’est tout le pouvoir de la cinétique, et donc du cinéma que met en valeur Iñárritu, au point de donner corps à l’autre personnage mouvant du film : la nature elle-même. Au travers d’une sensibilité toute malickienne, qui s’attarde sur chaque goutte d’eau, chaque flocon de neige ou chaque feuille d’arbre, le métrage fonde son rythme posé (mais ponctué de scènes de tension diablement efficaces) sur la respiration de cette entité supérieure, et inverse alors les rapports de force. L’homme, en tant qu’être de mouvement, est largement représenté dans sa forme cadavérique, face à la mobilité des décors qui ne sont jamais figés, filmés avec des fortes profondeurs de champ marquant leur ascendant.

Et c’est par cette supériorité revendiquée de son environnement que The Revenant rejoint Gravity, malgré leurs façons différentes de la mettre en valeur (l’imprévisibilité du tournage en décors naturels pour l’un, la perfection programmable du numérique pour l’autre). Tous deux décrivent un milieu hostile à l’être humain, le poussant à adapter son mode de pensée et d’action en fonction de ce qui l’entoure. Le danger acquiert alors une sorte de personnification de la nature (le plus souvent en le rapportant à un dieu), qui permet de juger le sublime des paysages traversés par Glass. Même dans les pires situations, l’homme prend le temps de contempler ce qui le dépasse, quitte à y risquer sa vie. Mais ce raisonnement, très proche du courant romantique (on ressent l’inspiration visuelle de peintres comme Caspar Friedrich), est également remis en question par le nihilisme de l’univers du long-métrage. En bravant vents et marées malgré les caprices de la nature, le héros défie Dieu et sa connotation avec le sublime, comme s’il obligeait le Tout-puissant à laisser ses créations stupides et belliqueuses s’entre-déchirer pour des conflits culturels et/ou raciaux (en particulier avec les Indiens d’Amérique). Avec ses nuages gris qui bloquent le ciel, The Revenant n’a pas de place pour une divinité, fait qui trouve son paroxysme dans le discours désabusé de Fitzgerald à propos de la seule croyance de son père : un écureuil qu’il a fini par manger. Pourtant, le film nous montre ce besoin de donner un sens à notre environnement, afin de comprendre le but que nous poursuivons en son sein. La nature nous relie, nous prête des sensations qui nous permettent de nous identifier. La mise en scène d’Iñárritu marque ce lien par son ampleur, friande d’une caméra flottante réduisant son découpage au minimum, pour prendre le temps de voir évoluer les corps dans les décors. Par exemple, la majorité des scènes de dialogues ne sont pas filmées en simple champ contrechamp, mais passent d’un personnage à l’autre par des mouvements panoramiques, comme si la nature en arrière-plan était le fil de la discussion et de cette relation.

Ainsi, le réalisateur de Birdman nous livre, une nouvelle fois, un véritable tour de force technique étourdissant de virtuosité, mais moins tape-à-l’œil que son prédécesseur, et surtout, plus déférent envers son sujet. Qu’il s’agisse de la bataille inaugurale contre des Indiens, ou la fameuse attaque de l’ours, les plans-séquences de The Revenant traduisent toute la violence de son contexte, tout en soulignant la durée d’une action dans le temps, afin d’encourager des moments plus lents, que ce soit l’introspection de Glass ou celle du spectateur. La douleur et le froid nous atteignent, tandis que se dessine la prise de risques monumentale de son cinéaste, qui entreprend au final le même périple que son protagoniste. Ils apprennent ensemble à abandonner leur vanité face à une nature contre laquelle ils ne peuvent lutter. Celle-ci devient alors le miroir leur reflétant le sens de leur existence, rendue de plus en plus floue au fur et à mesure de leur quête. Car la beauté de leur action repose également sur sa spontanéité, sa part d’improvisation. Une incertitude permanente renforcée par les couleurs lisses et merveilleuses d’Emmanuel Lubezki, qui contribuent à l’aspect délétère, voire irréel de The Revenant. Le film ne concerne pas un vivant voulant éviter la mort, mais un mort voulant retrouver la vie. Là encore, Iñárritu a compris l’emploi des codes du survival comme Alfonso Cuarón, et extrait Glass de l’impalpabilité de son monde, alors que la condensation qu’il produit devient un nuage par la force du montage. Nous prenons conscience du dispositif cinématographique, ultime frontière entre la diégèse et le public, qui transmet de l’un à l’autre toute la viscéralité et l’universalité auxquelles le réalisateur mexicain a réussi à accéder. Dans un des plus beaux plans du long-métrage, la buée sortant de la bouche de Leonardo DiCaprio se propage sur l’objectif, comme si les émotions qu’il retrouve nous parviennent directement, par une proximité immédiate avec sa peine. Mais toute la complexité de The Revenant ne permet pas d’expliquer précisément la signification de ces larmes magnifiques qu’il délivre dans le dernier plan. Est-ce de la tristesse ? De la souffrance ? Du regret ? Une délivrance ? En tout cas, ce sont des larmes de vie.

Réalisé par Alejandro González Iñárritu, avec Leonardo DiCaprio, Tom Hardy, Domhnall Gleeson…

Sortie le 24 février 2016.