CHER M. NIGHT SHYAMALAN,
Je ne peux raisonnablement contenir mon enthousiasme en t’adressant cette lettre. Tu es sans doute le premier à m’avoir initié, de façon quasi-religieuse, à la part spirituelle et émotionnelle du septième art. Alors que le monde entrait dans un nouveau millénaire, je découvrais, du haut de mes neuf ans et malgré l’interdiction aux moins de 12 ans, le film qui allait à jamais te rendre célèbre : Sixième Sens. Bien sûr, à cet âge, beaucoup de détails m’avaient échappé mais je me souviens avoir été profondément marqué par le personnage de Cole, interprété à merveille par le tout jeune Haley Joel Osment. J’avais déjà identifié cette sensibilité hors du commun, à fleur de peau, qui serait une constante de ton cinéma. Tu avais un tel amour pour ces héros ordinaires, en quête de réponses extraordinaires, que c’en était déchirant de les voir arriver à destination, là où la guérison et la catharsis étaient permises. Par ailleurs, le twist final, plus qu’un gimmick auquel certains auront hélas tôt fait de réduire ton talent, vient entériner pour Sixième Sens et d’autres de tes films leur charge affective exceptionnelle.
C’est avec Incassable, ton oeuvre la plus aboutie à ce jour, que j’ai remarqué la précision maniaque et virtuose de ta mise en scène. Je m’en suis aperçu dès le plan-séquence inaugural dans le train, qui cerne immédiatement l’humeur dépressive du (super-)héros David Dunn (Bruce Willis, que tu as dirigé de main de maître). Chaque information est distillée au compte-goutte, à la faveur d’un recadrage ou d’un léger mouvement latéral, si bien que tout en faisant évoluer les enjeux internes de la scène, tu en racontes en réalité bien davantage par le seul biais de l’image. En filigrane, court déjà la question qui semble la plus essentielle à tes yeux : quel rôle avons-nous à jouer ici-bas ? Cette réflexion prendra une ampleur mystique dans Signes, pour lequel je voue un attachement tout particulier. C’est d’abord la foi que tu places en chacun de tes personnages qui me bouleverse puis celle que tu inscris dans le récit qui me fascine. Seulement, il ne s’agit pas simplement de croire en Dieu mais de croire en soi, d’où cet humanisme vibrant qui t’as souvent valu d’être comparé à ton idole de toujours, Steven Spielberg.
Tandis que l’époque est à l’individualisme, tu prends le contre-pied et prône l’esprit de communauté, le vivre-ensemble. Si Le Village, ton chef-d’oeuvre selon moi, nuance le bien-fondé du groupe, il n’en demeure pas moins que l’avenir est affaire de solidarité. Ce message d’espoir va à l’encontre du cynisme rampant dont la plupart de tes contemporains américains usent et abusent. Voilà peut-être toute la noblesse de ton geste artistique, qui vient greffer à la grande tradition hollywoodienne une approche plus orientale, dans l’épure. C’est à partir de La Jeune Fille de l’Eau que cette dualité se manifeste réellement. Plus je vois ce film, sorte d’apothéose radicale dans ta filmographie, plus j’éprouve la valeur immense de ce que tu entreprends en tant qu’auteur. A la fois devant et derrière la caméra, tu portes un regard inquiet sur ton propre devenir et interroges l’idée même d’inspiration. Je déplore sincèrement que le public ait rejeté une proposition de cinéma aussi atypique et courageuse.
Malgré les critiques, tu poursuis une veine plus fortement panthéiste et symbolique avec Phénomènes, Le Dernier Maître de l’Air et After Earth, qui forment un triptyque à mes yeux. L’occasion de réaffirmer la suprématie de la Nature sur l’Homme qui n’a d’autre choix que de s’incliner devant elle. Il te suffit de quelques plans, des mains qui s’étreignent sous le vent, des regards qui scrutent le ciel, pour faire cohabiter l’intime et le cosmos et reformuler tes vieilles marottes, telles que l’enfant martyr et la réconciliation filiale. Néanmoins, si la poésie demeure, l’émotion et la grâce commencent à se raréfier, la narration bégaie elle aussi davantage, sans doute à cause d’une nouvelle propension au spectaculaire qui sied mal à ton habituelle exigence dramatique. Comme tu l’as parfois mentionné et à juste titre, ce sont les personnages qui importent et cette priorité m’a semblé souffrir du défi technique de tes derniers essais.
Je craignais donc de te voir renoncer à ce qui m’avait tant séduit dans tes films. J’avais tort. Tout autant un retour aux sources qu’un pas de géant en avant, tu nous reviens avec un conte macabre en found-footage, The Visit, que tu finances toi-même. Je retrouve aussitôt ce goût pour l’étrange, cette gestion hitchcockienne du suspense. Cependant, c’est une autre facette de ta personnalité, plus absurde et cocasse, qui m’interpelle. Le second degré a souvent été de mise chez toi, sauf qu’ici, tu pousses le curseur étonnamment loin. En grand manipulateur, tu ne te contentes pas de brouiller la frontière entre le réel et le surnaturel, mais aussi entre le rire et la peur. J’ai du coup l’impression d’assister à une version à la fois revitalisée et assagie de ton cinéma. La candeur toujours intacte avec laquelle tu envisages tes héros se pare désormais d’un commentaire ironique sur l’action. C’est pourquoi je suis persuadé que tu as encore de grandes années devant toi pour continuer à nous surprendre et à nous émouvoir. Alors quoi qu’il arrive, ne change rien, reste cet éternel humaniste et ce brillant raconteur d’histoires.
Le Cinéphile Intrépide.