Un grand merci à Rimini Editions ainsi qu’à l’agence Darkstar pour m’avoir permis de découvrir et de chroniquer le dvd du film « Feux dans la plaine » de Kon Ichikiwa.
« Voilà ce qu’est devenue l’Armée Impériale. J’ai honte mais je ne peux rien y faire. On doit tous s’entraider mais on vit tous comme des mendiants. Mais toi tu es un fardeau. Tu devrais avoir honte. »
1945, aux Philippines. Les troupes américaines ont débarqué et conquis la capitale, Manille. Les soldats japonais, maîtres de l’Archipel depuis trois ans, sont contraints de se replier. Traqués de toutes part, affamés, épuisés, ils ne pensent qu’à survivre coûte que coûte. Sur place, tout n’est que bombardements, carnages et charniers. Ils doivent rejoindre, à pied dans la jungle, le port de Palompon, d’où ils sont censés être évacués...
« Je me fiche que tu craches du sang. Si tu peux marcher c’est que tu n’es pas malade ! »
Si la production cinématographique nipponne connait un réel essor dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale, les films produits à cette époque demeurent encore largement méconnus du public occidental. En effet, en dehors de quelques réalisateurs ayant réussi à obtenir une véritable reconnaissance internationale (Ozu, Mizoguchi, Kurosawa et Oshima), le gros de la production cinématographique japonaise n’a jamais franchi les frontières de l’archipel. Chose étonnante, le cinéma japonais de cette époque traite peu de la seconde guerre mondiale dont il fut pourtant l’un des principaux belligérants. Le poids moral de la défaite en est sans doute l’une des raisons, qui plus est dans un pays où l’honneur est une valeur exacerbée. La censure (les Etats-Unis occupent alors le pays et surveillent de près la production cinématographique locale) en est sans doute une autre raison. Toujours est il que si les films de guerre pullulent à Hollywood, où le genre donne lieu à des films d’action spectaculaires qui supplantent peu à peu le western (citons en vrac « Bastogne », « Attaque ! », « Les canons de Navarone » ou encore « Le jour le plus long »), le spectateur lambda ne connait le soldat japonais que par le prisme des films occidentaux dans lesquels il est toujours représenté comme l’ennemi à tuer. Seuls quelques rares réalisateurs japonais se sont risqués à évoquer frontalement cette guerre, et, par conséquent, la lourde défaite subie. On pense à Hideo Gosha et sa vision nationaliste exacerbée (« Four days of snow and blood »), aux magnifiques films d’animation de Isao Takahata (« Le tombeau des lucioles ») et de Mizuho Nishikubo (« L’ile de Giovanni »), ou encore à quelques réalisateurs portant un regard plus réaliste sur la réalité du conflit (« La condition de l’homme » de Masaki Kobayashi). C’est dans cette dernière catégorie que l’on peut classer Kon Ichikawa qui réalise coup sur coup deux films sur le sujet, à savoir « La harpe de Birmanie » (1957) et « Feux dans la plaine » (1959). Ce dernier est une adaptation d’un roman de Shohei Oaku, célèbre écrivain japonais qui fut traumatisé par ce qu’il vécut durant la débâcle de l’armée impériale aux Philippines en 1945, où il fut fait prisonnier.
« Certains d’entre vous sont peut-être encore vivants. Mais je ne viendrais pas vous aider. Je serai moi-même bientôt mort. Alors nous serons quittes »
Il est toujours très difficile de filmer la déroute militaire de son propre pays. En cela, « Feux dans la plaine » apparait un peu comme le contrepoint japonais du film « Les sacrifiés » (1945) de John Ford, qui filmait alors la déroute de l’armée américaine dans ce même archipel face à l’armée nipponne. Kon Ichikawa filme ainsi la débâcle de l’armée japonaise au plus près des soldats en suivant le destin du soldat Tamura. Un soldat atteint de tuberculose et qui se retrouvé rejeté de toute part, trop contagieux pour rester avec ses camarades et pas assez malade pour être accepté à l’hôpital de fortune. Avec un grand réalisme et terrible noirceur, le réalisateur nous décrit l’absurdité de la guerre (l’intendant qui écrit une demande de ravitaillement sans avoir personne à qui l’envoyer, des hommes qui refusent de rendre les armes alors que la bataille est déjà perdue) et surtout les souffrances vécues par les soldats, jetés par centaines sur les routes au milieu d’une jungle humide. Vécus de haillons et souvent désarmés, ces derniers seront ainsi décimés par la faim, la soif, les maladies et les combats inutiles. Une sorte de chemin de croix qui pousse le réalisateur à s’interroger sur la condition de l’Homme et la folie de la guerre qui les pousse à endurer l’impossible et à s’avilir constamment. La clochardisation progressive (terrible scène d’échanges de chaussures) faisant ressortir les instincts les plus bas des hommes (l’individualisme, les vols et la violence prennent vite le pas sur la solidarité et la camaraderie) jusqu’à les conduire à la bestialité la plus extrême, en l’occurrence, le recours au cannibalisme comme dernier moyen de survivre (la « viande de singe »). Kon Ichikawa signe ici un film sans concession (il a d’ailleurs sous-alimenté ses acteurs, qui n’avaient pas non plus le droit de se laver, pendant le tournage par souci de réalisme), d’une puissance et d’une noirceur terrible. Le tout filmé avec un sens du cadre incroyable et dans un superbe noir et blanc. Un chef d’o japonais euvre total.
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