[DVD] Une histoire de fou, de l’engagement révolutionnaire et des limites de l’action violente

Publié le 28 mars 2016 par Rémy Boeringer @eltcherillo

Vingt-cinq ans après le magnifique et poignant Dieu vomit les tièdes, Robert Guédiguian poursuit sa réflexion sur la violence politique. Une histoire de fou, son dernier chef-d’œuvre, est aussi, à la suite du Voyage en Arménie et de L’armée du crime, l’occasion de clore une quête intime à la recherche de son arménité. Attaquant de front le génocide arménien et ses conséquences politiques sur un siècle, il donne à voir la complexité des engagements révolutionnaires dans ce qu’ils peuvent avoir, à la fois de grandiose et de tragique. Comme toujours chez le cinéaste marseillais, communiste et emplit de questionnements chrétiens, l’humain est au cœur du drame et l’émotion finit par submerger le spectateur sans le défaire de sa raison. Guédiguian est de ses auteurs rares qui savent encore parler au cœur, à l’âme et à l’intellect comme s’ils n’étaient qu’un. À l’occasion de la sortie prochaine du DVD, le 5 avril prochain, nous avons concocté une petite analyse.

Après des décennies de négationnisme turc, et près de soixante ans après l’exécution de Tallat Pacha, ordonnateur du génocide arménien, en 1921, à Berlin, par Soghomon Thelirian (Robinson Stévenin), un révolutionnaire arménien ayant juré de faire justice à son peuple, Aram (Syrus Shahidi que l’on a vu dans Une rencontre et 24 jours, la vérité sur l’affaire Ilan Halimi), jeune marseillais d’origine arménienne rentre en résistance et participe à un attentat contre l’ambassadeur de Turquie à Paris. Lors de celui-ci, Gilles Tessier (Grégoire Leprince-Ringuet), un jeune homme innocent est blessé. Alors qu’Aram a gagné Beyrouth pour continuer la lutte et s’entraîner, Anouch (Ariane Ascaride que l’on a vu dans Au fil d’Ariane et Les héritiers), sa mère, dévasté par les conséquences des actes de son enfant mais convaincue du bien-fondé de sa cause, décide de contacter Gilles. Celui-ci, dévasté, accepte pour tenter de comprendre.

Aram (Syrus Shahidi) et Arsinée (Siro Fazilian)

Fidèle collaborateur, Guédiguian est de ces réalisateurs qui travaille souvent avec la même troupe. On retrouve ainsi de nombreux visages connus. La petite troupe qui l’entoure arrive, depuis tant d’année, à enchanter nos mirettes, à nous faire rêver, à nous émouvoir, avec un tel succès qu’il serait suicidaire de s’en séparer. On retrouve dans le cinéma du réalisateur marseillais, cet esprit de camaraderie issu du théâtre et de son militantisme communiste. De la même manière qu’il adapte tant d’histoire différentes avec les mêmes acteurs de façon totalement transparente, il est passé maître dans l’art de poser des discours aux considérations universelles, des vrais tranches de vies et d’humanité. Cinéaste du prolétariat, des petits gens aux désirs simples, il n’en ait pas moins le meilleur représentant de leurs grandes aspirations à se battre pour un monde meilleur. Comme toute sa filmographie, Une histoire de fou est un récit très dense dont les thématiques multiples sont toutes traitées à égale importance. Guédiguian n’a pas peur de trancher dans le vif pour donner son opinion et pour affirmer, haut et fort, la nécessité impérieuse de la lutte des classes. Il sait ce que le relativisme a pu faire de mal au mouvement ouvrier. Il n’est pas question de manichéisme, bien que celui-ci soit parfois comme un repère dans un monde qui les détruits tous, mais bel et bien de convictions profondes. C’est dans les interstices cependant que, à l’image d’un Jean Ferrat, il interroge la ligne officielle et notre conscience. Son œuvre réaffirme constamment la viabilité du rêve communiste dont l’idée reste belle et semence d’un avenir radieux.Aram (Syrus Shahidi) et Arsinée (Siro Fazilian)

Une histoire de fou démarre par un rappel historique concernant l’action retentissante de Soghomon Thelirian, acte violent qui posa les bases d’une résistance arménienne et fit de son procès, une véritable tribune pour la cause de l’indépendance et la dénonciation du génocide. A l’issue de la première guerre mondiale, pendant laquelle les puissances occidentales avaient fermées les yeux, les Jeunes-Turcs, pour se racheter une virginité, firent condamner par contumace, Tallat Pacha, le ministre qui avait organisé les massacres. Celui-ci avait été exfiltré sur un navire de guerre allemand. Jusqu’en 1921, il vécut tranquillement, avec sa conscience nauséabonde à Berlin. Thelirian, membre de la Fédération révolutionnaire arménienne l’abattu publiquement dans un parc de la capitale allemande. Il se laissa arrêter, avoua son crime et fit de son procès, une véritable tribune politique. Thelirian reconnu ne nia jamais avoir abattu Pachat mais refusa catégoriquement que l’on qualifie l’exécution de meurtre. Pour lui, il n’avait fait qu’exécuter une sentence légale que l’Allemagne avait rendu impossible. Jugé par un jury populaire auquel il apporta les preuves du génocide arménien et de la culpabilité de Pachat, il fut acquitté. L’affaire fut un désaveu terrible de la politique coloniale européenne et fit connaître de tous le combat pour une Arménie libre. D’autres exécutions suivirent dans le cadre de l’opération Némésis jusqu’en 1922. Suivi une période d’accalmie pendant laquelle la diaspora arménienne célébra, tous les 24 avril, la rafle des intellectuels arméniens qui fut la prémisse, en 1915, de l’extermination systématique. Extermination qui trouvait sa source dans la volonté des Jeunes-Turcs d’empêcher la création d’une Arménie chrétienne et qui fut soutenu par les puissances impérialistes soucieuses de maintenir de bonne relation avec la Turquie en l’échange de protectorat sur les ruines de l’Empire Ottoman. Seul 10 % des Arméniens y survécurent. Dans les années 80, la Turquie, pour se racheter une virginité, nia totalement son implication et l’ampleur de la purge ethnique ce qui raviva les tensions.

Hovannes (Simon Abkarian) et Anouch (Ariane Ascaride)

Dans la lignée de Dieu vomit les tièdes, Une histoire de fou pose la nécessité de la lutte révolutionnaire comme acquise mais en discute les forme et les moyens d’actions. Dieu vomit les tièdes mettait à l’honneur une jeune garde qui à l’orée des commémorations du bicentenaire de la Révolution se rappelait bien que c’est Robespierre qui l’incarne le plus justement. Il dressait une liste de nuisibles comme le dealer, le proxénète ou le militant fasciste et proposer une solution radicale à cette racaille qui pollue l’air de nos villes. Deux amis d’enfance s’opposait sur la manière de s’opposer à ses différents représentants de l’aliénation capitaliste, de la main mise du capital sur l’être humain, son corps et son âme. En 1989, Guédiguian ne donnait pas de réponse définitive. Dans un final, particulièrement émouvant, il condamnait l’idée de faire justice soi-même, tout en construisant une empathie profonde pour le justicier. Il questionnait profondément notre propre rapport à la justice humaine. On ne peut nier que l’on approuvait les exécutions de ces ordures tout autant que la mort du bourreau était un soulagement initiant un retour à une violence contrôlée. Frisé, incarné par Gérard Meylan ne pouvait plus supporter l’injustice d’un monde inique. On ne pouvait lui nier le courage d’avoir pris les choses en mains, même si notre morale nous défendait d’applaudir ces actes. C’est là, toute l’hypocrisie de condamner la violence sans équivoque quand celle-ci parfois peut-être un véritable expiatoire. En ce sens, si les médias traditionnels nous tirent des larmes de crocodiles à propos de chemises déchirées et de patrons voyous séquestrés, force est de constater que ces moments de violence symbolique soulagent grandement le petit peuple qui retrouve dans ses actions un semblant de justice sociale.

Gilles (Grégoire Leprince-Ringuet) et Anouch (Ariane Ascaride)

Ainsi, Une histoire de fou oppose à première vue les bourreaux et les victimes, les terroristes aveugles et les innocents châtiés. L’intérêt des puissants a toujours été d’opposer les différentes composantes du peuple sur des critères d’apparences ethniques alors même que toutes les formes de dominations et d’exclusions, créatrices de toutes les violences, s’ancrent profondément dans une lutte des classes qui n’a même plus le courage de dire son nom. L’histoire, inspirée de fait réels, de Gilles est une fable qui nous pousse à aller au-delà des apparences. Cette fable fait écho à l’origine sociale des luttes armées et du recours à la violence comme seule issue envisagée, aux causes profondes de la radicalisation et à l’intelligence rare, de nos jours, de ne pas condamner bêtement en prenant le temps de retourner le canon du fusil, de regarder de l’autre côté de la lorgnette. Guédiguian distingue clairement le terrorisme ciblé, idéologique, ayant des revendications claires, tels que le pratiquait la Fédération révolutionnaire arménienne et les dérives aveugles qui s’ensuivirent. Il rompt avec l’hypocrisie qui tend à dénoncer de la même manière toutes les révoltes sous prétextes qu’elle puisse revêtir un caractère extrême. Non, ce n’est pas la même chose d’abattre un criminel de guerre et de faire sauter un bus remplis de civils. C’est ainsi que, s’il prend ces distances avec la radicalisation des élites révolutionnaires appelant à des bains de sang, le héros arménien d’Une histoire de fou reste droit dans ses bottes et ne regrette pas ses actes. Pour ce qui est des conséquences de ceux-ci, c’est différent. Aram est hanté par le souvenir de cette explosion qui a rendu Gilles paraplégique et finira par s’opposer à sa hiérarchie. Une histoire de fou, et c’est loin d’être une évidence aujourd’hui, ne condamne donc pas l’usage de la violence en elle-même, mais condamne son usage immodéré à des fins personnels. Nombre de mouvements révolutionnaires ont fini par se fourvoyer en défendant des intérêts financiers. Certains n’ont même jamais été ancré dans une réalité sociale et sont des entités créées de toutes pièces pour protéger les intérêts du capital ou diviser.

Aram (Syrus Shahidi)

Nul ne doute, presque quinze ans après les attentats contre les World Trade Center que le monstre ne se soit retourner contre son créateur. Ben Laden est un exemple parmi d’autre de contre-révolution fantoche, créé de toutes pièces et qui échappe à tout contrôle. L’État islamique, dont l’armement est quasiment français et belge, est un autre de ses monstres, naît sur les ruines de l’opposition syrienne et des survivants du parti Baas irakien. Les distensions intérieures, venant de luttes intestines pour le pouvoir, délaissant les aspirations des peuples pour promouvoir des carrières personnelles sont l’autre ennemi des révolutions. C’est ce qu’il advint, et ce que décrit Guédiguian, du mouvement de libération arménien. Gilles, jeune homme qui n’était pas politisé, en cherchant à comprendre les causes de son malheur, finit par appréhender les tenants et les aboutissants de l’affaire au-delà de la sphère émotionnelle. Sphère qui instaure partout sa dictature de l’instant à travers l’infotainment de plus en plus institutionnalisé. Il s’agit à travers cette histoire singulière, pour Une histoire de fou, de montrer comment, en s’arrêtant aux apparences, on peut faire passer des révolutionnaires pour des terroristes et des terroristes pour des révolutionnaires. C’est ce tournant dramatique de la lutte armée qu’il met à jour à travers le cheminement idéologique d’Aram dans les faubourgs de Beyrouth. C’est aussi une manière de dire que l’on peut comprendre sans excuser, n’en déplaisent à monsieur Valls, qu’une jeunesse trahie et désenchantée s’engage dans des voies sans issues. Une histoire de fou, c’est enfin, et c’est essentiel, interroger l’origine du mal par le vide idéologique que la gauche a pu laisser dans les esprits, renoncements après renoncements.

Anouch (Ariane Ascaride)

Une histoire de fou est, en plus, de ce très dense discours politique, un très beau récit humaniste, émouvant et sincère, sur le rapport à sa propre culture, sur les liens familiaux, sur la liesse et sur le repentir. Guédiguian affronte ici de front les fantômes de sa propre histoire. L’histoire de Soghomon Thelirian, il a dû l’entendre souvent dans sa propre famille et la lutte arménienne fait aussi écho à son idéal communisme. Comme tant de mouvements de libérations des peuples, celui-ci était indissociable des aspirations marxistes qui l’animait. Comme le dit Vahé (Amir El Kacem que l’on a vu dans Microbe et Gasoil, Le convoi et Éperdument), tête pensante du réseau, il s’agit, non pas, d’un mouvement patriotique, mais de la nécessaire émancipation des peuples face à l’oppression des puissances impérialistes. L’horizon étant l’abolition des frontières et non la pérennisation d’un système qui lui semble sclérosé et inhumain. Cultivé sa culture ancestrale, même lorsque l’on ait issu d’une famille d’immigré devrait être une chance et non pas le signe d’un repli sur soi ou d’un communautarisme exacerbé. À l’image du magnifique Jimmy’s Hall de Ken Loach, Guédiguian met la fête à l’honneur comme liant des hommes et nécessaire préambule à l’action. La révolution se fera certainement dans la liesse ou ne se fera pas. C’est parce qu’ils ont cultivés leur culture propre tout en s’intégrant que les parents d’Aram toucheront droit au cœur le jeune Gilles. À travers les fêtes populaires, c’est un autre visage des Arméniens qui s’ouvre à lui. C’est aussi une famille transcendant les lois du sang qui lui ouvre ses bras. Une manière supplémentaire d’affirmer qu’il n’est pas question ici de faire l’apologie d’un nationalisme aux dépens d’un autre mais bel et bien que le combat pour la dignité humaine passe aussi, parfois, par des engagements radicaux. Le regard que Guédiguian pose sur l’Arménie post-soviétique, qu’il avait déjà développé dans son Voyage en Arménie, est une vision douce-amère où, à l’image des autres république soviétiques, le libéralisme est loin d’être le sauveur attendu par un peuple réduit à la misère.Hovannes (Simon Abkarian) et Gilles (Grégoire Leprince-Ringuet)

Une histoire de fou, oui, une histoire de fou, de fous furieux et de folie douce, de violences absurdes et d’absurdes malentendus, une histoire de sang et de tripes, une histoire dont les ramifications perdurent. Une histoire d’amour aussi, une histoire de courage, une histoire d’abnégation. Et surtout, un film à contre-courant, salvateur, conciliant les causes et les conséquences sans excuser ni pardonner béatement mais en appelant à la concorde, voilà la promesse d’Une histoire de fou. Guédiguian rappelle surtout l’unité qui devrait être celle des peuples unis. Son récit est parsemé d’acte de bravoures de turcs, d’arméniens, de kurdes. Seul l’idée fasciste, l’impérialisme, les contrecoups de l’histoire ont précipités des hommes qui, jadis, et à plus forte raison aujourd’hui devraient s’entraider. Le génocide arménien, terrible épiphénomène de la première guerre mondiale répond tout à fait à l’adage de Paul Valery : « La guerre est faite par des gens qui ne se connaissent pas et qui se tuent, au profit de gens qui eux, se connaissent et ne se font jamais de mal. » Une histoire de fou est un film majeur d’un réalisateur incontournable dont les films sont toujours des odes à la vie et à l’ivresse de la lutte, parfois simple comme dans Marius et Jeanette, de gens simples et parfois vertigineuse et controversée comme celle d’Aram. Du Guédiguian communiste, on retiendra le refus de compromettre une idée qui reste riche et belle. Du Guédiguian arménien, on retiendra la volonté de faire connaître un drame encore mal connu et, pour la plus grande honte de la communauté internationale, très peu reconnu. Du Guédiguian aux racines chrétiennes, on retiendra le vibrant appel à la fraternité. D’une Histoire de fou, on gardera longtemps un souvenir ému.

Boeringer Rémy

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