VISITE OU MÉMOIRES ET CONFESSIONS : La dernière séance ★★★★☆

Par Le Cinéphile Anonyme @CinephilAnonyme

Un adieu bouleversant d’intelligence par un grand cinéaste.

La production d’un film impose généralement que l’on sache la période à laquelle il sortira et sur laquelle il aura un impact. Pourtant, la tâche peut s’avérer plus difficile pour certains, surtout quand la distribution d’un métrage dépend d’un événement dont on ignore la date. Dans le cas de Visite ou Mémoires et confessions, le déclencheur en question n’est autre que le décès de son réalisateur Manoel de Oliveira, l’ex-doyen des cinéastes qui nous a quitté l’année dernière à l’âge de 106 ans. Il est donc aisé de songer que l’homme n’envisageait pas la sortie si tardive de son projet au moment de sa création. De quoi rendre la découverte du film et de sa temporalité troublante, offrant au cinéma comme jamais auparavant un pouvoir d’immortalisation de l’instant, ainsi qu’une possibilité d’un retour en arrière pour se libérer de tout regret. C’est d’ailleurs autour de cette notion que tourne principalement ce moyen-métrage réalisé par Oliveira entre 1981 et 1982 (il a alors 74 ans), et gardé secret par la Cinémathèque portugaise comme un testament cinématographique. Il a ainsi choisi comme sujet central sa maison de Porto, dont il a dû se séparer pour cause de dettes. Sous le regard d’un homme et d’une femme, constamment hors-champ, nous visitons ce lieu regorgeant de souvenirs. Comme l’affirme le cinéaste, la demeure respire et vieillit, se personnifie par ses murs qui semblent dotés d’une mémoire qu’ils mettent en marche.

Dès lors, Oliveira use une nouvelle fois à merveille de sa capacité à rendre quasi-palpable une métaphysique de l’espace et du temps, les points névralgiques du septième art. Il apparaît, s’adresse à nous face caméra, et revient sur son passé. Émouvant, ce témoignage humble d’un être qui accepte sa « présence infinitésimale » n’est pas pour autant qu’une simple autobiographie. Quand Oliveira parle de lui, il parle avant tout de cinéma. Il en vient même à s’effacer face à l’art qu’il sert, conscient que cette création de l’homme n’a plus besoin de ce dernier pour vivre. Dans ses phases de « visite », le film ne laisse apparaître aucun corps, mis à part ceux immortalisés sur des photographies encadrées. Le cinéma en est réduit à son plus simple apparat, celui d’un œil observateur mouvant, qui ne nécessite que de l’espace et du temps autour de lui. L’humain n’est qu’une ombre, perceptible par ses bruits de pas ou ses quelques reflets. Néanmoins, Visite ou Mémoires et confessions n’est pas un film nihiliste. Il chante au contraire la vie grâce à l’humour pinçant et subtil de son réalisateur. Celui-ci nous montre juste qu’il a atteint la sérénité en ne craignant plus la mort, qu’il combat grâce au cinéma. Il déborde même d’humanisme en acceptant de partager cette expérience avec nous, nous rassurant tel le gentil grand-père sage que l’on s’est toujours projetés.

Ce dernier tour de piste est ainsi l’adieu le plus logique que son auteur pouvait nous offrir : un film original sur les origines du septième art, sur son sens le plus profond. Comme à l’accoutumée, Oliveira impressionne par sa faculté à raconter beaucoup avec très peu, à épurer au maximum son cinéma afin de lui donner une plus grande force évocatrice. Ses souvenirs deviennent les nôtres, nous nous les approprions pour y transposer notre propre existence. Il actionne un projecteur pour nous montrer ces rayons de lumière et cette pellicule qui ont enregistré des instants de vie, les à copier pour les conserver à jamais, pour qu’ils puissent être revécus à l’envie. La mort qui s’exprime par le cinéma a toujours fasciné Oliveira, mais il renvoie ici plus que jamais à la notion de « complexe de la momie » si chère à André Bazin. Le septième art ne représente pas, il imprime, il conserve une empreinte qui combat le temps. Même quand il n’est plus de ce monde, le réalisateur se fait une mission de nous laisser réfléchir, d’utiliser le médium cinématographique pour communiquer sur la condition humaine. Un programme dense qui se révèle néanmoins plus accessible que certaines de ses dernières œuvres. Mais surtout, Visite ou Mémoires et confessions jouit d’une incroyable modernité. Cette vue subjective des deux personnages invisibles s’inscrit dans la réflexion sur l’interactivité du spectateur avec le film, sur son immersion face à la remise en question apportée par le jeu vidéo, mais avant l’heure. Le métrage n’est d’ailleurs pas sans rappeler le titre Gone Home, où il s’agit simplement de visiter une maison pour découvrir l’histoire qu’elle recèle. Le cinéaste nous pousse alors à scruter les moindres recoins de l’image, à nous impliquer dans ce décor si vivant. C’est ainsi que nous quitte Manoel de Oliveira, en vainquant le temps, mais aussi en prouvant qu’il était clairement en avance sur le sien.

Réalisé par Manoel de Oliveira, avec Manoel de Oliveira

Sortie le 6 avril 2016.

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