Un grand merci à ARP Sélection pour m’avoir permis de découvrir et de chroniquer le blu-ray du film « Loin du paradis » de Todd Haynes.
« Vous êtes à l’image de nos lectrices : une femme épanouie qui s’occupe de ses enfants et de sa maison. Et la réussite de votre mari fait de vous une famille très en vue »
Dans l'Amérique provinciale des années cinquante, Cathy Whitaker est une femme au foyer exemplaire, une mère attentive, une épouse dévouée. Son sourire éclatant figure souvent dans les colonnes du journal local. Cathy sourit toujours. Même quand son mariage s'effondre, même quand ses amies l'abandonnent. Quand l'amitié qui la lie à son jardinier provoquera un scandale, elle sera forcée, derrière son sourire, d'affronter la réalité.
« Je suis peut-être vieux jeu mais j’aime qu’un homme soit un homme »
Todd Haynes est un réalisateur discret. Et trop rare : sept films seulement au compteur en près de trente années de carrière. Une courte filmographie dont il ressort un goût immodéré pour la musique et plus particulièrement pour l’univers du rock (« Velvet Goldmine », inspiré de David Bowie, et surtout « I’m not there », étonnant portrait de l’immense Bob Dylan). Et une appétence pour les beaux et dramatiques portraits de femmes libres (« Safe », la série « Mildred Pierce » ou encore le récent « Carol », histoire d’un impossible amour saphique dans l’Amérique puritaine des années 50. D’ailleurs, c’est avec « Loin du paradis » (dont les producteurs exécutifs ne sont ni plus ni moins que George Clooney et Steven Soderbergh), en 2002, que le réalisateur s’est ainsi véritablement fait connaitre et reconnaitre. Avec à la clé quatre nominations aux Oscars (dont meilleure actrice pour Julianne Moore et meilleur scénario original pour Haynes) et une Coupe Volpi de la meilleure actrice pour Julianne Moore à la Mostra de Venise.
« Vous croyez qu’il est possible de voir au-delà de la disgrâce ? »
« Loin du paradis » est une sorte de film en forme d’hommage. Un hommage à une époque révolue et à un certain cinéma, qui osait l’exubérance du mélodrame flamboyant tout en portant un regard critique sur la société américaine. Un cinéma dont Douglas Sirk fut certainement l’un des plus grands spécialistes et l’un des meilleurs représentants. D’ailleurs, l’ombre du réalisateur flotte ostensiblement sur le film, que ce soit dans la reconstitution des décors ou dans le choix de la photographie (avec ses couleurs saturées rappelant le Technicolor). Et comme si cela n’était pas suffisant, « Loin du paradis » reprend assez largement la trame de « Tout ce que le ciel permet », l’un des plus beau mélodrame du maitre allemand : même banlieue bourgeoise WASP, même pudibonderie, même bienséance de façade, et surtout, même attirance improbable d’une femme délaissée pour son jardinier d’une classe sociale inférieure. A ceci près que Sirk, c’est surtout la différence d’âge qui crée le scandale. Haynes, lui, complexifie encore son récit en y introduisant d’autres thèmes, pour la plupart tout aussi Sirkiens, tels que le racisme (« Mirage de la vie »), la famille en tant qu’institution (« Demain est un autre jour ») ou encore l’homosexualité (plus ou moins latente dans « La ronde de l’aube »). Comme chez Sirk, Haynes se joue de cette image lisse et proprette de cette Amérique modèle, mirage hypocrite cachant une société méchante, violente, et dans laquelle le bonheur et l’épanouissement personnel sont impossibles. On s’amuse ainsi, au départ, de ces desperate housewifes trop biens sous tous rapports, et de leur gêne quand elles évoquent entre elles l’intimité de leur vie de couple (cette bonne vieille corvée conjugale). Et puis peu à peu, le récit gratte le vernis des apparences et les montre sous leur vrai jour, peu glorieux, fait de jugements faciles et à l’emporte pièce, de rumeurs nauséabondes et de malveillance. On tremble ainsi devant la bêtise et la méchanceté de cette société si bien sous tous rapports (la piscine qui se vide soudainement parce qu’un enfant noir a eu l’outrecuidance d’essayer de s’y baigner). Devant l’injustice des situations. Devant la violence des regards (terrible scène où l’héroîne fait l’expérience d’être la seule blanche dans un milieu de noirs, guères plus accueillants que les blancs) et des gestes (la petite fille noire caillassée par des petits blancs). Et comment ne pas penser également au Maccarthysme, fléau des années 40 et 50, dont les principaux vecteurs furent la rumeur calomnieuse et la dénonciation. Si Haynes dénoncent les maux qui ont rongé, tel un cancer, la société américaine des années 50, ils trouvent au final une résonnance particulière dans l’Amérique actuelle, où les violences communautaires semblent toujours aussi présentes. Et puis il y a cette scène finale, cet adieu bouleversant et silencieux, qui, comme dans tous les grands mélos, se déroule sur le quai d’une gare. Car à la différence de Sirk, il n’y a ni happy-end ni espoir de rédemption chez Haynes. « Loin du paradis », jusque de par son titre, apparait alors comme une sorte d’écho pessimiste et désenchanté à « Tout ce que le ciel permet ». Quant au rêve américain, il y a longtemps qu’il n’est plus qu’un fantasme.
***