[Cannes 2016] Jour 3 : Lutte des classes

Par Boustoune

Pour cette troisième journée du festival, il était beaucoup question de lutte des classes sur la Croisette.

Pour Ken Loach, c’est un grand classique. Dans Moi, Daniel Blake, il suit les mésaventure d’un travailleur honnête, droit et généreux, empêtré malgré lui dans une procédure kafkaïenne pour faire valoir ses droits à l’aide sociale, ainsi que le combat ordinaire d’une mère-célibataire qui se sacrifie pour ses enfants. Cela donne un petit bijou de cinéma social à l’anglaise, drôle, émouvant, tourné vers l’humain  (Lire notre critique). Même si on trouve toujours quelques esprits chagrins estimant que le cinéaste ne se renouvelle pas et flirte avec le misérabilisme, il faudrait avoir un coeur de pierre ou être président du MEDEF pour ne pas être touché par ce long-métrage qui défend la dignité humaine et porte haut les valeurs d’altruisme, de générosité et de lutte contre les injustices. Difficile, également, de ne pas être touchés  par ses personnages magnifiques. Si le jury a lui aussi été séduit, on pourrait très bien retrouver le film ou ses interprètes au palmarès de ce cru cannois 2016…

Pour Bruno Dumont, la lutte des classes passe par une forme plus originale, plus décalée. Ma Loute est une comédie fantastique déroutante, dans l’esprit de la série P’tit Quinquin, que le cinéaste avait montré sur la Croisette en 2014. Dumont montre l’opposition entre deux groupes d’individus cohabitant dans la Baie de Slack, à côté de Calais, au début du XXème siècle. D’un côté, on trouve des bourgeois hautains, insensibles à leur environnement, de l’autre des marins bourrus qui ne cachent pas leur hostilité contre ces snobs qui les trouvent “pittoresques”. Mais les deux communautés sont, chacune à leur façon, dégénérées, victimes de plusieurs générations de mariages consanguins. Ce sont deux microcosmes qui cohabitent, mais ne se côtoient jamais, ce qui ne crée que frustrations, incompréhensions et repli sur soi.
Ne restent que la foi et l’amour pour sauver ce petit monde en perdition. Et encore…
Le film possède un charme certain et recèle bon nombre de scènes étonnantes. Cependant, son humour absurde, son côté profondément atypique, refusant les canons classiques de la narration, ses dialogues farfelus,  récités avec un accent du nord quasiment incompréhensible ou avec emphase, le surjeu revendiqué de Fabrice Lucchini, Juliette Binoche et Valéria Bruni-Tedeschi, risquent fort d’agacer une grande majorité de spectateurs. En témoigne l’accueil du public cannois, très mitigé…

Dans L’Economie du couple, de Joachim Lafosse, présenté à la Quinzaine des Réalisateurs, le sujet est différent, puisque le cinéaste filme le quotidien d’un couple sur le point de divorcer, mais les problèmes d’argent et les différences de classe sociale jouent un rôle important dans l’affrontement entre le mari et la femme. Marie (Bérénice Béjo), veut absolument divorcer. Elle entend avoir la garde de leurs deux jumelles et garder l’appartement. Elle souhaite racheter sa part à son mari, qu’elle estime à un tiers de la valeur du bien. Boris (Cédric Kahn), espère encore recoller les morceaux. Sinon, il veut récupérer ce qu’il estime être son dû, soit la moitié de la valeur du bien. Ils n’ont pas la même approche du calcul. Parce qu’elle est issue d’une famille bourgeoise, Marie a pu financer l’achat de l’appartement. Elle a mis l’apport initial, remboursé seule l’emprunt bancaire. Quand elle a connu Boris, il n’avait pas un sou. Cependant, il estime qu’il a contribué activement à façonner ce cocon familial, en réalisant des travaux d’amélioration, en contribuant à l’entretien des lieux, en payant sa part des frais quotidiens de la famille. En attendant de trouver un accord, de gré ou de force, le couple est contraint de cohabiter. Ils essaient de s’éviter, s’occupant des enfants à tour de rôle, mais les collisions sont inévitables et ne débouchent que sur des disputes de plus en plus violentes.
Car si l’argent semble de prime abord être l’enjeu de ce conflit, on réalise peu à peu que l’enjeu se situe sur un plan plus psychologique. Chacun essaie de trouver sa place dans cette cellule familiale en train d’imploser. Il y a une lutte de pouvoir et d’influence auprès des enfants, des amis, des proches en général. Les deux conjoints tentent de sortir la tête haute de ce fiasco, en essayant de rabaisser l’autre, en voulant prouver qu’ils ont été meilleur que l’autre. Ils ne veulent pas assumer leur part de responsabilité dans cet échec conjugal. On peut le comprendre. Quinze ans de vie commune pour finalement n’être plus que des inconnus, des fantômes d’eux-mêmes dans leur propre maison. Leur désamour est juste proportionnel à l’amour qu’ils ont ressenti l’un pour l’autre, au début de leur relation, et le vide créé n’en est que plus grand…
Le sujet n’est pas vraiment nouveau au cinéma. Beaucoup de cinéastes s’y sont essayés, pour le meilleur ou pour le pire. Joachim Lafosse s’en empare avec beaucoup de délicatesse, observant avec acuité les derniers moments d’un couple, le délitement d’une structure familiale. Sa caméra est toujours à bonne distance des personnages, empêchant que l’on prenne parti pour Marie ou pour Boris. Il est vrai que les acteurs sont aussi pour beaucoup dans la réussite du dispositif, mais le cinéaste belge a déjà prouvé qu’il savait tirer le meilleur de ses comédiens.
En tout cas, sa filmographie grandit peu à peu et ne comporte jusque-là aucune faute de goût. Et bien que Thierry Frémaux ne l’ait pas retenu en sélection officielle, L’Economie du couple s’impose comme l’un des grands films de cette 69ème édition.

Autre cinéaste à n’avoir jamais déçu les cinéphiles, Pablo Larrain est également venu à la Quinzaine des Réalisateurs pour y présenter son nouveau film, Neruda.
Le scénario s’intéresse à une période de la vie du poète chilien Pablo Neruda (joué par Luis Gnecco), plus exactement son exil du Chili, en 1948, après l’élection du dictateur Gonzalez Videla et la décision d’arrêter tous les sympathisants communistes. Mais ce n’est pas un biopic à proprement parler. Le cinéaste chilien réinvente l’Histoire en construisant une trame de thriller semblable à celle des polars qu’affectionnait Neruda, articulée autour de la traque – plus ou moins fictive – du poète par l’inspecteur Oscar Peluchonneau (Gael Garcia Bernal). Le jeu du chat et de la souris qui s’engage entre les deux hommes permet de parcourir le récit d’une certaine tension, mais ce qui intéresse Pablo Larrain, c’est surtout de montrer les différentes facettes, parfois contradictoires, de la personnalité de Neruda, à la fois poète, orateur, polémiste et homme politique engagé, esprit libre et libertin, figure populaire et légendaire. Le film s’inspire de ses idées, de ses écrits, des poèmes qu’il a publiés dans le recueil “Chant Général”, écrit pendant son exil.
Ceux qui s’attendent à un film historique conventionnel seront probablement déroutés par ce curieux poème filmé, mais les amateurs de cinéma se laisseront séduire par ses qualités artistiques et cette approche originale et audacieuse de l’Histoire.

Du côté de “Un Certain Regard”, les festivaliers ont pu découvrir La Danseuse de Stéphanie Di Giusto, histoire de l’ascension et la chute de la danseuse Loïe Fuller, avec Soko, Mélanie Thierry et Lily-Rose Depp puis Le Disciple de Kirill Serebrennikov, un film “austère et ennuyeux” pour les uns ou “audacieux et percutant” pour les autres, articulé autour de la crise mystique d’un adolescent russe.

Pour terminer en beauté cette troisième journée de projections, les festivaliers ont été invités, en séance de minuit, à prendre le Train to Busan de Yeon Sang-Ho. Un voyage un peu mouvementé, puisqu’un accident industriel a libéré un virus transformant la population en zombies sanguinaires et qu’un des infectés a réussi à monter à bord de ce train à grande vitesse… Après que 80% des passagers ont été transformés en monstres furibards, une poignée de survivants tente de s’organiser pour aller au bout du voyage. Mais le danger vient autant des créatures inhumaines que des humains, prompts à se montrer lâches et égoïstes.
Sans révolutionner le genre, le film de Yeon Sang-Ho est un divertissement rondement mené, sans temps morts, qui exploite parfaitement le décor et se possibilités. C’est exactement ce qu’il fallait pour électriser le public du Grand Théâtre Lumière à cet horaire tardif.

Si on ne se fait pas attaquer en route par des infectés, on vous retrouve demain pour la suite de ces chroniques cannoises…