Et si la mécanique Woody Allen était trop bien rodée ?
On ne va pas faire les étonnés : on n’attend plus grand chose d’original de la part de Woody Allen, lequel a visiblement renoncé définitivement à quitter sa zone de confort. Encore une fois ici, il n’y a pas tromperie sur la marchandise et il serait donc idiot de s’en prendre au caractère du contenu plus qu’au contenu lui-même. Bande son jazzy, soin apporté aux dialogues, dilemmes sentimentaux, questionnements existentiels : on est en terrain connu, déployant la même mécanique que le cinéaste décline dans tous ses films depuis cinquante ans. Mais tout cela fait partie des conventions que l’on accepte en allant voir un film du réalisateur new-yorkais. La question serait donc : Café Society est-il un bon Woody Allen ?
Avec une telle carrière derrière lui, Woody Allen ne s’est pas seulement forgé un style singulier et immédiatement reconnaissable mais a presque créé un genre. Au fil des films, toute la difficulté du cinéaste a été de satisfaire les attentes de spectateurs venus voir du Woody Allen tout en jouant avec leurs attentes. C’est à cet égard que le cinéma du réalisateur de Manhattan et Annie Hall fonctionne comme un genre à part entière : il s’agit de donner aux spectateurs, habitués aux codes de ce cinéma-là, ce qu’ils attendent mais pas de la manière dont ils s’y attendent. Match Point, sorti en 2005, est à ce titre exemplaire. Le long-métrage s’amorce en effet comme une comédie romantique typiquement allenienne, dont la mécanique s’articule autour d’un triangle amoureux, pour au final emmener le spectateur dans des eaux bien plus troubles, entre tragédie shakespearienne et thriller hitchockien. C’est sur ce point que Café Society pose précisément problème. Situé dans les années 1930, le film relate ainsi l’histoire du jeune Bobby Dorfman (Jesse Eisenberg), new-yorkais venu à Hollywood pour travailler avec son oncle, un riche et célèbre producteur de cinéma (Steve Carell). Bobby s’éprend de la secrétaire de son oncle, la belle Vonnie (Kristen Stewart), mais celle-ci est déjà engagée avec un autre homme… Sans se fouler, Allen déroule un scénario hélas bien trop schématique pour ne pas en voir les ficelles, recyclant les mêmes thématiques et enjeux éculés sans parvenir à y injecter la petite étincelle qui fait la différence (la névrose du personnage de Blue Jasmine pour citer un exemple récent). Classique pour certains ou paresseux pour d’autres, le film frustre surtout par l’utilisation artificielle de son contexte historique.
On retrouve donc les fameux triangles amoureux chers au cinéaste, toutefois ancrés dans un contexte particulier, à savoir celui de l’âge d’or des studios américains. Malheureusement, Allen peine ici à renouveler ses enjeux comme à donner du relief à son contexte. Un contexte qui semble en effet être une toile de fond nostalgique prétexte à une reconstitution glamour des années 1930 plus qu’un vrai élément dramaturgique. Malgré le formidable travail du chef opérateur Vittorio Storaro, qui s’applique ici à créer de forts contrastes entre les différents mondes que l’on arpente (celui de la nuit, clinquant et artificiel, Hollywood, lumineux et enchanté, ou encore la banlieue new-yorkaise, bien plus réaliste et morose), la mise en scène se limite hélas à une sage transposition des codes préétablis par le réalisateur lui-même. Si Allen n’a jamais fait dans l’esbroufe, privilégiant toujours une mise en scène subtile, celle de Café Society reste particulièrement anecdotique, si bien que le cinéaste doit parfois lui-même surligner le propos via une voix-off. Mais c’est paradoxalement cette routine convenue qui fait de Café Society une petite sucrerie que l’on suit sans déplaisir. En effet, le cinéaste maîtrise suffisamment bien son tempo pour que l’on n’ait pas vraiment le temps de s’ennuyer, développant des personnages attachants à défaut d’être réellement consistants. Sans jamais se détourner de son programme confortable, cet opus banal et insignifiant remplit son rôle de petite mise en bouche cannoise mais témoigne hélas de la sérieuse perte d’énergie de son auteur.
Réalisé par Woody Allen, avec Jesse Eisenberg, Kristen Stewart, Steve Carell…
Sortie le 11 mai 2016.