[Cannes 2016] Jour 8 : Démons et merveilles

Par Boustoune

Après avoir traumatisé la Croisette avec The Chaser en 2008, et The Murderer en 2010, Na Hong-jin a encore secoué le Festival de Cannes avec The Strangers, un thriller noir à souhait, qui se distingue aussi par ses excursions dans le domaine du surnaturel et de l’horreur.
Tout commence comme un polar coréen classique, poisseux à souhait. A Goksung, petite bourgade rurale sans histoire, on découvre les cadavres atrocement mutilés de deux fermiers. Leur assassin est assis à côté d’eux, plongé dans un état second et le visage abîmé par une sorte d’urticaire. Le meurtre pourrait être dû à un coup de folie, suite à l’ingestion de de champignons hallucinogènes. Mais les crimes continuent. A chaque fois, le coupable est un villageois pris d’un coup de folie.
Bientôt, la rumeur locale enfle : les problèmes ont commencé depuis l’arrivée d’un étranger au village, un japonais taiseux et mystérieux.
Peu habitué à ce genre d’affaire sordide et hanté depuis peu par d’horribles cauchemars, l’inspecteur Jong Goo (Do Won-kwak) va devoir essayer de démêler le vrai du faux pour stopper cette série de crimes
Plus le film avance, plus le thriller bascule vers le fantastique pur et dur. Ceci permet à Na Hong-jin de s’amuser avec les codes du genres. Il peut se permettre le luxe de peupler son film noir de démons, fantômes et autres zombies, de filmer une longue et éprouvante scène d’exorcisme, en bref de livrer une réflexion sur le Mal et sa façon de s’insinuer partout, y compris dans les replis les plus infimes de l’âme humaine…
Ce virage fantastique a dérouté les uns et enchanté les autres. En tout cas, on ne pourra pas reprocher à Na Hong-jin de ne pas chercher à se renouveler, ni de ne pas faire de cinéma. Les plans sont finement ciselés, les mouvements de caméra sont virtuoses. Seul bémol, une durée une fois de plus excessive, qui se ressent beaucoup à la fin du film, inutilement étirée.

Dans La Fille inconnue, il n’est pas question de fantômes ou de zombies. On est chez Jean-Pierre et Luc Dardenne, dans une veine cinématographique réaliste. En revanche, il est beaucoup question de démons intérieurs, ceux qui rongent ses protagonistes et notamment le personnage principal, Jenny (Adèle Haenel).
Ce jeune médecin généraliste, appréciée par ses pairs et ses patients, maîtresse de ses émotions, se retrouve soudain en proie en doute et à la culpabilité. Un soir, après une journée de consultation harassante, elle a refusé d’ouvrir à une patiente qui s’est présentée au cabinet plus d’une heure après la fermeture. Le lendemain, on a retrouvé le cadavre de la jeune femme à quelques mètres de là, sur les bords de la Meuse. Elle semble avoir été assassinée. Personne ne reproche à Jenny de ne pas lui avoir ouvert la porte, mais le médecin ne peut s’empêcher de penser qu’elle aurait pu la sauver, cette nuit là.
Elle décide de mener sa propre enquête pour trouver l’identité de la défunte et d’éventuels témoins de l’agression. Au détour d’une consultation anodine, elle comprend qu’un de ses jeunes patients sait des choses sur le meurtre, mais il refuse de parler. Tenue au secret médical, Jenny ne peut prévenir la police. Néanmoins, elle essaie de creuser cette piste, seule façon d’apaiser ses tourments et ceux de son patient…
Avec ce scénario qui flirte avec le thriller et le drame criminel, les frères Dardenne cherchaient sans doute à s’écarter un peu de leur veine sociale habituelle. Hélas, malgré une mise en scène toujours irréprochable, ce nouveau long-métrage s’avère être une déception. On peine à s’attacher au personnage principal et ses états d’âme. Et surtout, on ne croit pas un seul instant à cette improbable enquête criminelle. La présence de Jérémie Renier n’aide pas, bien au contraire. L’acteur-fétiche des frères Dardenne, si juste dans d’ordinaire, n’a qu’un petit rôle, mais il réussit, par son surjeu, à rendre drôle une scène qui se voulait dramatique. Cela a occasionné un vrai moment de gêne dans les rangs du Grand Théâtre Lumière…

Autre lieu “maudit”, la ville de Manille, un lieu où des milliers de personne tentent de survivre à un environnement fait de bruit, de boue et de détresse sociale.
Le manque d’argent est un problème. Même les supermarchés ne peuvent rendre la monnaie à leurs clients, et rendant des bonbons à la place! Toute une économie parallèle s’est mise en place. On s’arrange entre voisins, on échange des services, on troque des objets ou des denrées. La famille Reyes a opté pour le commerce de drogues en tous genres. Leur petite épicerie de quartier, Ma’ Rosa, leur sert de façade. Ce n’est pas un commerce prospère – puisque leurs clients n’ont pas assez d’argent pour régler leurs dettes – mais il  leur permet de ne pas vivre dans la misère la plus noire.
Un soir, la police effectue une descente dans leur magasin et embarque Ma’Rosa (Jaclyn Jose)et son mari. Au vu de la gravité des faits, les policiers demandent une caution élevée pour les autoriser à retourner chez eux. Leurs enfants n’ont que quelques heures pour rassembler la somme. Caméra à l’épaule, Brillante Mendoza filme ce long périple nocturne dans les ruelles de Manille. Il montre la corruption des forces de l’ordre, les différences de traitement entre les différentes classes sociales, le business des usuriers, la prostitution des adolescents….
Il montre aussi la solidarité qui unit la population des quartiers les moins favorisés, mais aussi les problèmes humains qui peuvent jaillir dans cet environnement étouffant, où les gens vivent empilés les uns sur les autres – la police n’est pas intervenue par hasard dans le magasin de Ma’Rosa…
On retrouve bien la patte du cinéaste, cette façon de filmer Manille à l’aide de longs plans-séquences, de restituer fidèlement l’environnement visuel et sonore de la ville, montrant ce qui fait à la fois sa beauté et sa laideur. On retrouve aussi certains de ses défauts, les mouvements saccadés de la caméra à l’épaule, l’image granuleuse, et une façon un brin poseuse d’étirer les séquences au-delà du raisonnable.
Ceux qui ont aimé ses précédents films devraient également adhérer à ce nouveau long-métrage. Mais ils trouveront peut-être, comme nous, que le dispositif fétiche du cinéaste philippin commence à montrer ses limites. Les ficelles sont sans doute trop apparentes, et le déroulement, trop prévisible. Du coup, le travail de Mendoza perd en spontanéité. Hormis le plan final, superbe, qui laisse Ma’Rosa face à un destin incertain, le film peine à nous émouvoir, alors qu’il aurait dû nous secouer, nous choquer, nous bouleverser…

Pour nous émerveiller, nous avons pu compter sur Hirokazu Kore-Eda. Avec Après la tempête , il retrouve la grâce et la poésie de son chef d’oeuvre, Still walking, ou de Tel père, tel fils.
C’est une histoire toute simple, une petite chronique familiale, articulée autour d’un couple en crise. Ryota (Abe Hiroshi) est un écrivain qui n’a jamais trouvé l’inspiration pour son second roman et s’est toujours refusé à écrire des scénarios de mangas, comme on lui a proposé. Au lieu de cela, il est devenu détective privé et gaspille ses maigres gages en jouant aux courses ou à la loterie. Sa femme, Kyoko (Maki Yoko), lassée d’attendre qu’il devienne un adulte responsable a décidé de le quitter, gardant avec elle leur fils de dix ans.
Ryota n’est évidemment pas en mesure de payer la pension alimentaire qu’il doit à sa femme, ce qui accentue encore les tensions entre eux. Alors qu’elle est sur le point de refaire sa vie, Ryota réalise qu’il risque de disparaître pour de bon de l’équation s’il ne se ressaisit pas.
Il peut compter sur sa mère, la facétieuse Yoshiko (Kirin Kiki) pour l’aider à arranger les choses. Alors qu’un violent typhon menace la ville, elle réussit à faire venir les anciens amants et leur fils, et les force à passer la nuit chez elle. Elle espère que Ryota et Kyoko vont se rapprocher et se rabibocher. Dans ce petit espace, il n’y a pas d’échappatoire, ils sont obligés de cohabiter et de communiquer.
Au bout de la nuit, après la tempête, le couple ne se reformera peut-être pas, mais Ryota et Kyoko auront une relation plus apaisée, pour le bien de leur enfant.
Superbement joué, porté par une mise en scène épurée, comme les films des grands maîtres japonais, et des dialogues très fins, drôles et poignants, Après la tempête fait souffler un vent d’émotions cinématographiques puissance 10 sur la Croisette et emporte nos petits coeurs de cinéphiles…

… qui partent s’échouer sur la même île que le héros de La Tortue rouge, le film d’animation de Michael Dudok de Wit. Cette ambitieuse coproduction internationale, qui regroupe le studio japonais Ghibli, Wild Bunch et Why Not productions, commence comme “Robinson Crusoé” et, à l’aide d’une bonne dose de poésie, se transforme en une variation sur les grands cycles de la vie : la naissance, l’enfance et l’apprentissage de la vie, l’âge adulte et la rencontre avec l’être aimé, la paternité, la vieillesse et la mort.
On se laisse porter par la finesse des dessins, la beauté des couleurs, la musique enveloppante de Laurent Perez del Mar et par ces thèmes universels, qui rappellent combien l’homme est dérisoire à l’échelle de la nature et combien notre temps est précieux sur cette terre. Sublime.

A la Quinzaine des Réalisateurs, les festivaliers semblent avoir apprécié Mercenaire, de Sacha Wolff, qui montre l’univers du rugby professionnel sous un angle qui tranche avec l’image de sport “propre”, exaltant les valeurs collectives et humaines.
L’autre film du jour, Two lovers and a bear – l’épopée de deux amoureux perdus sur la banquise et dialoguant, comme évoqué par le titre, avec un ours – a lui aussi reçu un bel accueil au Théâtre Croisette.

A la Semaine de la Critique, le singapourien K. Rajagopal a présenté  A yellow bird, l’histoire d’un homme qui essaie de se reconstruire et de recoller les morceaux de sa famille après avoir passé des années en prison.

Enfin, dans la section Cannes Classics, William Friedkin s’est prêté au jeu de la Masterclass pour le plus grand plaisir de ses fans.

Si la grande tortue rouge ne nous emporte pas, à demain pour la suite de ces chroniques cannoises…