Une vision surprenante du personnage de Conan Doyle, et une belle réflexion sur sa dimension mythologique.
On le sait, la mode est à la démythification des figures héroïques, aussi bien antiques que contemporaines. Si la démarche n’est pas inintéressante, elle est de plus en plus prétexte à un simple ancrage dans une réalité qui assure (soi-disant) le confort du spectateur, quitte à oublier d’interroger le statut même de mythe des éléments d’un univers diégétique. Or, la vraie déconstruction consiste à modifier la perception que nous avons d’un héros, de l’épurer de ses oripeaux pour revenir à ses fondements, à son essence mythologique. En cela, la réussite de Mr. Holmes dépend beaucoup de cette problématique, alors même que son point de départ aurait pu prêter à une certaine complaisance dans la démolition de l’image du célèbre détective créé par Arthur Conan Doyle. En effet, le film s’amuse avec la mise en abyme instaurée par l’auteur des livres, qui se cachait derrière la plume supposée de John Watson. L’univers de Sherlock Holmes est fictionnalisé par son acolyte au sein même de la fiction, quitte à ce que la légende dépasse la réalité. Ici, pas de deerstalker, pas de pipe et pas de 221B Baker Street, juste l’attribut inhérent au personnage : son intelligence. Malheureusement, Holmes est à la retraite depuis quelques années, reclus dans un cottage avec une gouvernante et son fils, et perd petit à petit la mémoire.
En choisissant une narration en flash-backs, où le héros s’efforce de se rappeler sa dernière enquête, Bill Condon s’appuie sur une mécanique narrative qui se rapporte à celle du personnage. Si le film en devient parfois prévisible, il se révèle particulièrement malin dans sa dilution des indices qui font le sel du genre, grâce à des set-up/pay-off bien exploités. Ainsi, malgré la simplicité de l’affaire qui nous est dépeinte (un homme demande à ce qu’on enquête sur le comportement étrange de sa femme depuis sa fausse-couche), le métrage se montre fascinant de bout en bout, en partie à cause de cette empathie et cette compréhension immédiate d’un être de fiction qui a toujours paru supérieur et inaccessible. En explicitant plus que jamais la solitude de Holmes, Condon déploie en filigrane le prix de son génie, qui devient lui-même un attribut du mythe. Telle une scission cartésienne, le réalisateur sépare l’âme (le mythe) du corps (l’individu), comme pour distinguer la silhouette immortelle de Sherlock Holmes de la carcasse usée et courbée de Ian McKellen, choix de casting dont l’évidence irradie instantanément la pellicule.
Mais surtout, Mr. Holmes ne tombe pas dans le travers de rationaliser son sujet pour l’ancrer dans un réel sans échappatoire. Au contraire, même si le protagoniste renie les œuvres de fiction qui le concernent, il est contraint d’admettre ce pouvoir de l’imaginaire, du faux, du subterfuge, parfois plus salvateur que la vérité. Condon développe cette idée au fil de sa mise en scène, contrastant la déliquescence progressive de Holmes avec une vision de plus en plus idéalisée de son passé (notamment grâce à sa merveilleuse photographie, qui rend toute sa beauté à des paysages typiquement britanniques). On en vient nous-mêmes à douter de la dichotomie entre fiction et réalité, trouvant sa plus belle expression dans une séquence où Holmes raconte sa découverte des livres de Watson et des films relatant ses aventures. Dans la salle de cinéma, un plan reflète cette impossibilité de scinder le vrai du faux Sherlock. A l’aide d’une demie-bonnette, l’homme spectateur est aussi net que sa version dématérialisée. Malgré la délimitation de l’écran, ils appartiennent au même espace, à la même dimension, s’inspirant l’un de l’autre. Après tout, le film repose sur une forte charge testamentaire, poussée par le personnage de Roger (Milo Parker), enfant surdoué pour lequel Holmes fait preuve d’affection, et dans lequel il se reconnaît.
Dès lors, le métrage réjouit par son aspect malicieux, combattant le temps et la vieillesse par un regain de jeunesse, une dimension enfantine anti-cynique, motivée par la connaissance et le mystère. Une façon pour Bill Condon, tout comme son héros, de vaincre l’oubli et la mort. L’universalité de Sherlock Holmes est à puiser dans ce besoin de l’humain de conserver une mémoire, exacerbé ici par les facultés incroyables de cet esprit hors du commun. Représentants implicites d’un contexte et des tensions qui mèneront aux deux guerres mondiales, les romans de Conan Doyle sont des odes précieuses à la beauté de l’intelligence face à la barbarie, que le film traduit par la sérénité de son découpage et de ses cadrages, hormis lors des phases de flash-backs souvent douloureuses. Malgré sa présence constante dans des conflits (les enquêtes), Holmes est une figure de la paix, qui dénonce les pires travers de l’Homme pour faire ressortir ses plus grandes qualités. Avec ce film, le cinéaste a compris que la vraie démythification incite à la remythification. Il offre à nouveau au célèbre détective son statut d’être mythologique, métaphore d’une utopie de la race humaine à vouloir comprendre la mort pour mieux la combattre et l’éviter. Et si celle-ci continue de rôder, la fiction et son impact triomphent toujours sur elle. A ce titre, Mr. Holmes pourrait se rapprocher, avec plus d’humilité, du génie d’un Del Toro, d’un Spielberg ou d’un Miller, par son étude subtile mais surtout son amour des mythes, en nous rappelant leur nécessité.
Réalisé par Bill Condon, avec Ian McKellen, Laura Linney, Milo Parker…
Sortie le 4 mai 2016.