Défini par le réalisateur lui-même comme un film guérilla, Le pantin, que nous avons eu la chance de voir en avant-première, et qui sortira en salle, le 14 septembre 2016, a bien quelque chose d’une rafale de mitrailleuse dans les consciences. Pour un premier long-métrage, Mallory Grolleau frappe très fort, réalisant une fable cauchemardesque interrogeant l’identité ethnique et l’identité de genre, les rapports de servitudes volontaires et le phénomène prégnant dans notre société de « bourreaux ordinaires ».
Esteban (Philippe Gouin) quitte son Algérie natale pour rejoindre l’Angleterre, cet Eldorado chimérique de l’immigration africaine. Son passeur, repéré par les gardes-côtes, le jette par dessus-bord. Échoué sur une plage de Normandie, il est recueilli par Raphaëlle (Aurore Laloy), une agente immobilière, qui accepte de l’héberger en échange de services, d’abord manuels, puis de plus en plus ambigus. Joseph (Daniel Berlioux), figure tutélaire du père adoptif, se montre très jaloux, dégradant d’autant plus la situation.
Esteban (Philippe Gouin)
Si Mallory Grolleau porte les casquettes de scénariste et de réalisateur, Le pantin est un projet qui a littéralement été porté par toutes l’équipe technique et les acteurs. Bien sur, pour un film indépendant, offrant au public un ovni qui aurait eu tout le mal du monde a être produit dans le circuit traditionnel, au budget très modeste de soixante mille euros, c’est d’abord une notion de nécessité qui s’impose. Il faut, c’est évident, rivalisé d’ingéniosité pour réussir à le boucler. Et il faut, en premier lieu, souligner le courage que cinq ans de financement, de tournage et de post-production, peut signifier lorsque l’on désire restait maître de son œuvre de bout en bout. Depuis longtemps, le cinéma d’avant-garde, le cinéma de genre, ont portés en germe les évolutions à venir du cinéma mainstream. Même les festivals les plus prestigieux ont longtemps boudé des réalisateurs de génies, la reconnaissance du public précédant celle de la critique. Pour peu qu’à l’image de Grolleau, on abdique volontairement une part de son pouvoir de metteur en scène en impliquant au maximum ses acteurs, laissant une grande part aux accidents et à l’improvisation, le pari devient presque fou. Dément, c’est peut-être le mot juste pour décrire le maelstrom de sentiments contradictoires qui animent le spectateur impuissant du Pantin. Lui-même, constamment surpris par le scénario à rebondissements inattendus, jouant sur l’ambiguïté toute humaine des personnages, se sent parfois manipulé.
Raphaëlle (Aurore Laloy)
Au cœur du Pantin, se situe la notion d’aliénation, et dans ces interstices celles de la dignité humaine. Très cru, charnel et primal, Le pantin est tout autant une œuvre métaphorique. Dérangeant par bien des aspects, car il ne recule jamais devant la volonté d’exprimer frontalement un viol se situant autant du côté du corps que de celui de l’identité, le long-métrage joue avec de nombreux tabous D’un côté, Esteban quittant, pour des raisons que l’on nous laisse imaginer, son pays, perd déjà une part de lui-même dans l’exil. L’identité d’un être humain se construit en grande partie par son environnement immédiat, en quittant tous ses repères de manière contrainte, c’est une part de notre âme qui s’évapore dans l’uniformité. Le déracinement est d’ailleurs souvent la première cause de l’amnésie raciste qui secoue notre pays, les immigrés des générations précédentes étant souvent les plus virulents à l’égard des nouveaux arrivants. Un cercle de vengeances et de rancunes infernales. Comme le fait dire Robert Guédiguian à un de ses protagonistes dans A l’attaque ! : il n’y a que deux choses réellement importante dans ce bas monde : la lutte des classes et la sexualité. ». Une maxime que Grolleau semble avoir mis en branle dans Le pantin. Ses deux enjeux primordiaux se jouent violemment sous nos yeux, s’interpénétrant comme autant de moyens de domination de l’Homme par l’Homme. Il est question d’esclavage domestique. Aggravée parce qu’elle est ramenée à une subordination financière d’Esteban envers Raphaëlle, rappelant certain fait-divers sordides provoqués par l’inanité des services de l’État dans l’aide aux réfugiés et les trafics qui découlent de l’exploitation de la misère humaine, la situation que vit Esteban se mue de séquestration en servitude volontaire.
Esteban (Philippe Gouin)
Évidemment condamnable, Raphaëlle, montrant le visage d’une esclavagiste moderne, est elle-même victime des stéréotypes de genre, constamment rabaissée par un homme misogyne en la personne de Joseph, reflet de la place encore subordonnée de la femme dans nos sociétés. Au-delà d’un désir inconscient d’être un homme, tout le monde n’est pas à l’aise dans son genre, Raphaëlle cherche aussi à se libérer du carcan. Comme c’est souvent le cas, elle ne s’oppose pas à son oppresseur mais cherche plutôt un bouc-émissaire plus faible qu’elle. C’est la mécanique des pauvres petits bourreaux que l’on connaît si bien, au niveau sociétal, les prolétaires préférant souvent se liguer contre les immigrés, par exemple, que contre le grand patronat, autrement plus nocif. Ceux qui travaillent en entreprise connaissent bien ce mécanisme. Pour peu qu’il inverse les rôles homme/femme tels que définit traditionnellement, le couple Raphaëlle/Esteban reproduit finalement les mêmes comportements rétrogrades. Preuve, s’il en est, que les questions d’égalité soulevé par les études de genre ne sont pas anodines. Rien des constructions sociologiques et politiques sur lesquelles reposent le couple n’est innée, véritable laboratoire de reproduction des inégalités dont il est difficile, en l’état de l’éducation de nos sociétés, de s’extraire. Esteban est aliéné par la perte de ses racines, vivant une existence éthérée qui ne lui appartient plus et à laquelle il s’abandonne tandis que Raphaëlle, cherchant à s’en extraire, ni arrive qu’en reproduisant le même schéma mortifère. Joseph, lui-même, est aliéné par le pouvoir et l’argent, convaincus qu’il peut tout s’acheter, y compris les corps et la dignité d’êtres humains.
Jérôme (Maxime Peyron) et Joseph (Daniel Berlioux)
Âpre, rugueux, Le pantin ne vous laissera pas indemne, s’ancrant dans une tradition de film coup de poing, aptes à choquer les bien-pensants, à offrir des pistes sur des sujets bien difficiles avec ce qu’il faut de nuance pour laisser la place à une réflexion personnelle. Dénonciateur sans être moralisateur, Grolleau signe quasiment un manifeste de cinéma vérité. Mais il ne s’agit pas de vérité prémâchée, il s’agit de saisir la complexité du fait social sous toutes ses formes, intimes et extérieures. Y’a-t-il une limite à l’humiliation qu’un être social peut supporter du simple fait hiérarchique ?
Boeringer Rémy
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