ELLE : Une affaire de femme ★★★★☆

Par Le Cinéphile Anonyme @CinephilAnonyme

A 78 ans, le grand Paul Verhoeven n’a rien perdu de sa verve légendaire.

Après dix ans d’absence au cinéma et plusieurs projets avortés, on n’espérait plus revoir un jour Paul Verhoeven (alias le Hollandais violent pour les intimes) en haut de l’affiche, ce dernier s’étant consacré depuis à différents projets comme le film participatif Tricked et un livre sur Jésus. Mais voilà que le mythique réalisateur de Starship Troopers et Robocop nous fait tous mentir. A la fois rejeté par Hollywood et son pays natal, le cinéaste a en effet trouvé en France une nouvelle terre d’accueil lui permettant de donner un nouveau souffle à sa carrière, un peu à la manière d’un Roman Polanski. Un come-back tout à fait inattendu, encore plus étonnant quand celui-ci intervient dans la filmographie de son auteur après Black Book, qui faisait office de synthèse magistrale de toutes ses thématiques et obsessions. Initialement prévu pour être tourné aux Etats-Unis, le projet Elle a finalement pu voir le jour au sein de l’industrie française, à savoir le pays de l’auteur du roman original (Oh…), Philippe Djian. En investissant ainsi le « film d’auteur à la française », on était à la fois inquiet (notamment en raison d’un trailer plutôt plat) et impatient de voir le plus rentre-dans-le-lard des cinéastes injecter toute sa perversité et sa subversion dans le paysage cinématographique hexagonal. Improbable, vous avez dit ?

Relatant l’histoire de Michèle, une femme agressée sexuellement qui décide de traquer elle-même son ravisseur en allant jusqu’à jouer un jeu malsain et ambigu, le roman de Djian semblait en effet taillé sur mesure pour le réalisateur de Basic Instinct et Showgirls. Mais avant tout, il est important d’aborder Elle en s’intéressant à ce qui constitue l’épicentre du cinéma de Verhoeven, à savoir la façon dont celui-ci s’empare des genres codés qu’il investit afin de les pervertir de l’intérieur par une ambiguïté morale fascinante. Ainsi, à bien des égards, le nouveau film du cinéaste fonctionne avec la même logique que Robocop pour le film d’action américain, mais ici dans le cadre du drame-thriller français à la Claude Chabrol. Autrement dit, le cinéma de Paul Verhoeven s’est quasiment toujours exprimé en contrebande, déguisant sous des récits populaires de véritables discours politiques subversifs, questionnant les travers et les contradictions de la société qu’il met en scène (la Hollande ou les Etats-Unis jusqu’à maintenant). C’est donc sur ce point précis que le film se révèle d’une efficacité évidente, en s’attaquant avec ironie à la petite bourgeoisie française. Pour ce faire, le réalisateur, comme à Hollywood en son temps, se fond ainsi totalement dans les codes du cinéma local, de la lumière (avec à la photographie Stéphane Fontaine, chef opérateur attitré de Jacques Audiard) à la mise en scène en passant par les acteurs, et plus précisément Isabelle Huppert, actrice fétiche de Chabrol et symbole légendaire du cinéma français. Du propre aveu de Verhoeven, la mise en scène se fait ici volontairement plus sobre, ce qui déroutera probablement les fans du bonhomme.  Mais une fois le cadre « très français » du film posé, le cinéaste va prendre un malin plaisir à dézinguer tout ce petit monde de l’intérieur avec le mordant à la fois cynique et malsain qu’on lui connait. Quitte à frôler la caricature par moments, le film se révèle véritablement jouissif dans sa peinture sociale. Verhoeven s’est aussi approprié le livre en accordant plus d’importance au personnage de la voisine de Michèle (interprétée par Virginie Efira), une catholique endurcie, qu’il accompagne de toute une symbolique religieuse en filigrane de l’œuvre. Extrêmement déroutant, le film plonge ainsi le spectateur dans un jeu de manipulations tordu qui s’amuse à brouiller tout repère moral.

En ouvrant le long-métrage directement par la séquence choc du viol, et plus précisément sur le plan d’un chat spectateur qui contemple la scène d’un œil malsain, Verhoeven ne perd pas de temps pour immerger son spectateur dans une atmosphère hautement dérangeante. Ce serait en effet mal connaître son réalisateur que d’attendre de Elle un banal rage and revenge movie, où le principal enjeu du personnage serait de découvrir l’identité de l’agresseur en suspectant son entourage à la manière d’un Cluedo. Le suspense se joue ici en souterrain, traduit au travers d’un humour noir redoutable qui retranscrit parfaitement la perversité du récit. En effet, ce n’est pas tant l’intrigue qui intéresse ici Verhoeven, mais plus le parcours opaque d’une femme qui agit hors de toute convention morale, une victime qui devient prédatrice et dont l’apparence a priori inébranlable dissimule de profondes blessures refoulées. Dans ce jeu de manipulations, de regards et de fantasmes, le cinéaste néerlandais met à l’épreuve la conscience morale de ses personnages et de ses spectateurs par une ambiguïté perverse qui fascine autant qu’elle dérange. Le film rejoint une nouvelle fois sur ce point le cinéma de Chabrol, dont les thrillers questionnaient directement les émotions et la morale du spectateur en l’identifiant à des personnages extrêmement complexes et ambigus (Michel Duchaussoy dans Que la bête meure ou Michel Serrault dans Les Fantômes du chapelier notamment). Complexe, le personnage de Michèle l’est assurément, et l’interprétation absolument impériale d’Isabelle Huppert parvient à en décupler le potentiel tout en créant une forte empathie avec le spectateur. Tout en subtilité, l’actrice trouve ici l’un de ses rôles les plus mémorables et ajoute un nouveau protagoniste marquant à la filmographie de son réalisateur. Si Elle manque hélas de fulgurances et n’atteint clairement pas l’ampleur des précédents films du cinéaste, il reste toutefois un pur moment de cinéma fascinant, à la fois étrange et déroutant, jubilatoire et sulfureux. Du pur Paul Verhoeven en somme.

Réalisé par Paul Verhoeven, avec Isabelle Huppert, Laurent Lafitte, Charles Berling

Sortie le 25 mai 2016.

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