La Montagne Sacrée (Le plus grand film du monde ?)

Par Olivier Walmacq

Genre : inclassable, ésotérique
Année : 1974
Durée : 1h54

Synopsis : Après une série de procès et de tribulations, un voleur vagabond rencontre un maître spirituel qui lui présente sept personnages riches et puissants, représentant une planète du système solaire. Ensemble ils entreprennent un pèlerinage vers la Montagne Sacrée afin d'en déloger les dieux qui y demeurent et atteindre l'immortalité. 

La critique :

Avant de devenir le cinéaste émérite et accompli que l'on connaît, Alejandro Jodorowsky se passionne pour la bande dessinée, le mime et le théâtre. Dès les années 1950, il quitte le Chili pour la capitale parisienne. Fasciné par l'art (en particulier la peinture), la culture et le surréalisme, Alejandro Jodorowsky crée le Mouvement Panique avec Roland Topor et Fernando Arrabal. Dès lors, son univers ne cesse de se modifier, s'inspirant à la fois de la psychanalyse jungienne, des sciences occultes, de la psychomagie, de l'art animal, du tarot divinatoire, de la science-fiction et de l'ésotérisme.
Sa carrière cinématographique débute en 1957 avec un court-métrage, La Cravate. Puis en 1968, la projection de Fando et Lis (son tout premier long-métrage) provoque carrément une émeute au festival d'Acapulco.

Le nom d'Alejandro Jodorowsky s'impose de plus en plus dans la sphère artistique et intellectuelle. Une tendance corroborée par la sortie d'El Topo en 1970, un film qui marque une rupture rédhibitoire dans le cinéma indépendant. Conçu comme un western philosophique, El Topo devient la nouvelle égérie de John Lennon et d'Andy Warhol. Grisé par ce succès, Alejandro Jodorowsky s'attelle à un nouveau projet. Son nom ? La Montagne Sacrée, donc son troisième long-métrage, sorti en 1974.
Ainsi, le manager des Beattles, Allan Klein, devient le producteur du film. A l'origine, La Montagne Sacrée est l'adaptation libre d'un roman, Le Mont Analogue de René Daumal. Le tournage du film se déroule au Mexique. Alejandro Jodorowsky est alors inquiété par la police locale et le gouvernement mexicain. 

Le réalisateur est sommé de revoir sa copie pour sa critique acerbe de la religion et d'un Etat autocratique et totalitaire. Voué à l'opprobre, à la censure et aux gémonies, le tournage se déroule dans les inimitiés. Parallèlement, le long-métrage est présenté au Festival de Cannes mais hors de la compétition officielle. Après El Topo, La Montagne Sacrée doit sacraliser la carrière cinématographique du cinéaste chilien. Hélas, au moment de sa sortie, le film essuie un véritable camouflet et se solde par un échec commercial.
Pendant longtemps, le long-métrage restera confiné dans le silence et l'indifférence.
Toutefois, au fil des années, La Montagne Sacrée va s'octroyer le statut de film culte et même de classique du Septième Art, une oeuvre incomprise et mésestimée par la presse et la sphère médiatique.

Certains fans considèrent cette oeuvre métaphysique comme le plus grand film du monde ! En l'état, difficile de se prononcer sur ce véritable dithyrambe. Cependant, avec Santa Sangre (1989), La Montagne Sacrée est souvent considérée comme le film majeur de Jodorowsky. La distribution du film réunit Alejandro Jodorowsky lui-même (donc à la fois devant et derrière la caméra), Horacio Salinas, Ramona Saunders, Juan Ferrara et Adriana Page. En vérité, difficile de narrer le scénario de La Montagne Sacrée. En outre, le long-métrage n'appartient à aucun registre en particulier.
On peut voir le film à la fois comme une comédie satirique, comme de la science-fiction métaphysique, comme une oeuvre unique et expérimentale, comme une peinture (au sens propre comme au figuré) d'une quête vers l'immortalité ou comme une allégorie menant vers une sorte de renaissance ou de métempsychose. 

Chaque spectateur aura et pourra avoir sa propre interprétation du film, à condition d'avoir l'esprit et les yeux grands ouverts. Car La Montagne Sacrée, c'est aussi une autre vision du cinéma mais aussi cette curieuse métaphore sur notre monde et ce qui régit cette phylogenèse, soit le mystère de la Création. Oui, La Montagne Sacrée, c'est un peu tout cela à la fois. Le film est donc la parfaite illustration de l'univers d'Alejandro Jodorowsky. Un univers foisonnant et flamboyant à la fois façonné par le surréalisme, cette fascination pour le morbide et cette relecture (très personnelle) du martyr christique.
Attention, SPOILERS ! (1) Un homme ressemblant au Christ s'introduit dans une tour et y affronte un maître alchimiste. Après l'avoir vaincu, ce dernier lui fait parcourir les premières étapes d'une initiation, puis lui présente sept personnes qui font partie des puissants de ce monde, chacun d'entre eux étant associé à une planète (au sens astrologique).

Ces hommes et ces femmes sont prêts à tout abandonner pour obtenir le secret de l'immortalité. Le maître leur a promis de les conduire jusqu'aux neuf sages qui le détiennent au sommet de la Montagne sacrée (1). Encore une fois, il est très difficile de parler de La Montagne Sacrée tant le film s'apparente à une oeuvre unique, inclassable, philosophique mais avec une vraie vision sociétale et anticléricale.
De facto, le long-métrage offre une véritable panoplie de séquences violentes et sanglantes, à l'image de ces émeutes régulièrement semoncées par une sorte de dictature policière. A ces scènes de confusion générale, Alejandro Jodorowsky se focalise sur la plèbe, les faibles et les opprimés. Le spectateur est donc convié à sonder un univers en déliquescence, avec des êtres humains abattus, suppliciés ou encore amputés de plusieurs de leurs membres.

Finalement, dans sa première partie, La Montagne Sacrée s'apparente à une sorte de martyr universel, chaque individu étant condamné à subir les triturations de son propre corps. Mais La Montagne Sacrée, c'est aussi cette juxtaposition entre cette souffrance corporelle et le rapport que chaque individu entretient avec sa propre animalité. Alejandro Jodorowsky opacifie son propos par la vision de crapauds et de caméléons grimés d'oripeaux aux couleurs divines et châtoyantes.
Puis après dix bonnes minutes de délires fantasmagoriques et visuels, probablement réalisées sous acides et hallucinogènes, le film se centre sur un personnage anonyme, un alchimiste, dont le visage n'est pas sans rappeler la figure christique. Crucifié sur une croix puis dilapidé par des gosses, le personnage principal se retrouve esseulé au beau milieu d'un fatras de croix et de figurines christiques abandonnées à leur sort.

A chaque instant de sa vie, l'individu est donc condamné et renvoyé à la souffrance originelle, celle qui semble régir notre monde  "civilisé" et "moderne". Mais La Montagne Sacrée, au-delà du Péché et de cette souffrance charnelle, c'est aussi cette quête inextinguible vers l'immortalité. Alejandro Jodorowsky, par un procédé habile et ingénieux d'images érubescentes, de peintures rutilantes et la juxtaposition de symboles religieux, prend son temps pour développer son propos.
C'est la troisième partie de La Montagne Sacrée. Le film se transmute alors en parodie sarcastique de notre monde capitaliste et totalitaire. Ainsi, notre vaste monde est sous l'égide de plusieurs planètes, chacune étant représentée par une figure mythologique. Que ce soit Neptune, Mars, Saturne ou Jupiter, chacun de ces astres exerce sur notre société un despotisme irréfragable.

Surtout, ces figures symboliques et astronomiques sont les parfaites illustrations de nos pulsions primitives et reptiliennes : la peur, la colère, la trahison, la répression policière et la production de masse, le tout étant englouti dans une sorte de carcan oppressant pour l'individu. Surtout, cette dictature militaire dicte nos préceptes et annihile la populace par d'habiles stratagèmes.
Pour Jodorowsky, le pouvoir, l'argent, la religion et l'idéologie capitaliste sont imposés par une oligarchie, adepte par ailleurs de la bien-pensance. 
Puis, dans sa dernière partie, le ton se veut moins comminatoire et nous conduit vers la fameuse montagne sacrée. Dès lors, le long-métrage se transmute en une quête divinatoire et effrénée vers la connaissance et la phylogenèse, tout en fustigeant la religion et ses corollaires (entre autres, les sectes et cette marchandisation de l'esprit).
Parallèlement, La Montagne Sacrée revêt un caractère phallique et priapique. Nombreuses sont les allusions à Eros, la pulsion sexuelle. A l'image de cette machine capable de mesurer la performance sexuelle et la capacité à provoquer un orgasme. Bref, on tient là une oeuvre d'une richesse insondable, parfois un brin grandiloquente. Mais ne soyons pas trop sévères. Certes, le long-métrage risque certainement de décontenancer les esprits les plus aguerris.
Surtout la conclusion finale qui vient asséner un dernier uppercut au spectateur ébaubi. 
En l'état, difficile d'étayer la thèse du plus grand film du monde. Mais celle du film le plus énimagtique, amphigourique et ésotérique... Très clairement !

Note : 18.5/20

 Alice In Oliver

(1) Synopsis du film sur : https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Montagne_sacr%C3%A9e