L’histoire commence avec un héros qui se trouve dans un état instable. Même s’il n’en a pas conscience, il a un problème.
L’idée de perfection appartient à l’ordre métaphysique. Il est donc bon de créer un personnage avec une part en lui qui l’a toujours rendu confus et effrayé.
Ce doit être quelque chose qu’il a toujours refusé d’affronter. Non pas que son intelligence ne lui permette pas, bien au contraire.
Une part honteuse du personnage
Soit le personnage n’a pas conscience de cette faiblesse dans sa personnalité, soit il n’a pas la volonté d’aller à sa rencontre.
Il y a quelque chose en lui dont il est honteux mais il ne peut le comprendre.
Pour traduire cela dans un personnage, vous devez inventer ces démons qui persistent dans son inconscient et qui l’effraient. Bien qu’il ne puisse la déterminer, il ressent dans son âme cette menace sourde.
Lorsque vous débutez une scène, le poids de ce qui s’est passé précédemment pèse sur le personnage. Par exemple, il lui a semblé entendre dans le ton de sa femme (et s’en ai convaincu) que celle-ci le trompait. C’est peut-être le signe d’un manque d’assurance mais quoi qu’il en soit, le doute qui s’est immiscé en lui ne peut plus être esquivé.
Et toutes les scènes qui suivront seront empreintes du malaise engendré par cette incertitude.
Lors de l’exposition du personnage, des informations sur son état d’esprit peuvent être suggérées. Au tout début de American Beauty, lorsque Lester Burnham prend sa douche, l’onanisme auquel il se livre révèle une information capitale sur sa relation avec Carolyn et donc l’état d’esprit dans lequel il se trouve.
Les 4 niveaux
On peut distinguer 4 niveaux chez un personnage.
Le niveau individuel
Ce niveau corresponds aux traits de notre personnalité que nous exposons aux autres. Il inclut notre masque social (la façon dont nous sommes perçus par les autres).
Pour Peter Dunne, ce niveau individuel est ce qui inscrit le personnage dans la communauté. Nous sommes tous de la même espèce. Pourtant, nous sommes tous distincts les uns des autres.
La place que nous occupons dans notre communauté est le signe de cette distinction. Comprenez que nous ne parlons pas des causes qui font que nous sommes tous différents et pourtant identiques.
Ce niveau individuel et extérieur permet au reste du monde de percevoir notre personnalité telle que nous l’offrons au regard des autres.
Il en est de même avec nos personnages. Concrètement, cela inclut des détails physiques (apparence, tenue vestimentaire, lieu de vie).
Ainsi que les traits de sa personnalité et tout ce qui l’identifie en tant qu’individu.
C’est à ce niveau individuel que le personnage est introduit dans l’histoire.
Les niveaux sont relatifs
Quelle que soit l’exposition du personnage (c’est-à-dire non seulement tel qu’il s’offre au monde mais aussi au lecteur), il sera continuellement influencé par les autres niveaux. C’est ainsi qu’un incident déclencheur est capable de bouleverser la vie d’un personnage.
Rachel de Witness par exemple est en phase avec ce niveau individuel lorsqu’elle est au sein de sa communauté Amish. L’exposition de son personnage est fondée sur ses croyances ce qui la rassure.
Mais lorsqu’elle se retrouve à Philadelphie, ce niveau individuel qui la caractérise est totalement décalé. Elle prend conscience de sa fragilité et de son malaise. Elle exige de rejoindre sa communauté (elle se replie donc sur ses propres valeurs).
Au sein de la communauté Amish, il n’y a pas de conflit entre ce qu’elle présente d’elle-même aux autres et sa véritable nature. Une crise identitaire ne se produit que lorsqu’elle est confrontée à d’autres environnements ou personnages qui portent d’autres valeurs, d’autres croyances.
Pour John Book, il se produit un processus similaire. Sa persona (c’est-à-dire l’image qu’il donne de lui-même) ne fonctionne pas chez les Amish qui dorénavant peuplent l’univers de John. Les Amish ne voient de la personnalité de John que sa véritable identité (dont il n’a pas conscience lui-même, son image de flic usurpant en fin de compte sa véritable identité).
Une réticence
On constate assez souvent une certaine réticence à ce que le héros s’engage dans son problème. Il hésite à entrer de plain pied dans l’aventure.
Ce qu’il craint selon Peter Dunne est que dans ce nouveau monde qu’il s’apprête à pénétrer, on le découvre sous son véritable jour. Cette peur peut être considérée comme un manque de confiance en lui-même ou une honte dont il ne peut dessiner les contours.
Découvrir par lui-même sa véritable identité est ce qui alimentera au cours de l’histoire son arc dramatique, c’est-à-dire son évolution personnelle.
Le masque social
Le masque social (ou persona selon Jung ou faux self selon Winnicott) n’est pas un vice dont il faudrait que nous nous départissions.
Au contraire, il sert non seulement à nous identifier mais aussi à nous protéger.
Le problème est qu’il peut usurper l’identité de la personne qui le porte et forcer cette dernière à croire en ses propres mensonges.
A moins que cet individu ne vive une expérience dramatique apte à dévoiler le linceul du mensonge, il sera à jamais perdu.
Une influence
Cependant, le héros sera accompagné lors de sa création par un personnage qui pourra voir à travers son niveau individuel et qui mettra au défi ce qui se cache sous la carapace.
C’est ainsi que des niveaux plus profonds pourront être explorés. C’est ce type d’influence que Rachel dans Witness possède sur John Book.
Le niveau familial
Pour Peter Dunne, ce niveau est celui de nos valeurs, de nos croyances. C’est la source de ce qui est le mieux et le pire en nous. C’est la source du bien et du mal.
La moralité d’un personnage se façonne au cours de son enfance. L’environnement familial détermine l’éthique du personnage.
Du moins, il aide à façonner ses opinions, ses préjugés mais aussi d’autres valeurs peut-être moins détestables.
La lutte intérieure d’un personnage pourrait être justement de combattre les opinions qui ont été forcées sur lui et de se forger ses propres croyances.
Bien sûr, il n’existe pas seulement des héros qui ont vécu une enfance malheureuse. Il est bon aussi de penser que nos géniteurs ont tenté de nous élever du mieux qu’ils pouvaient sans se rendre compte parfois du mal qu’ils faisaient.
Beaucoup de questions peuvent être soulevées au niveau familial : religieuses, politiques, sociétales, éthiques…
L’enfance au cœur de la construction du personnage
Dans Witness, nous voyons clairement comment la communauté Amish et ses traditions ont formé le caractère de Rachel. Et le motif se répète à travers Samuel.
Ce qui est important cependant est de comprendre le comportement de Rachel dans la plupart des situations et ses décisions aussi. C’est cette apparente uniformité (des individus parfaitement intégrés dans la communauté) qui rend légitime les attitudes et l’approche de Rachel dans la plupart des circonstances.
Elle agit conformément à ses croyances. Elle n’est pas jugée ou évaluée selon son niveau individuel mais selon des qualités intérieures qui furent développées au cours de son enfance.
Concernant John Book, il est plus difficile à décrypter. Les auteurs, Earl W. Wallace et William Kelley, ont créé un personnage qui vit sur son extériorité. Il est devenu son masque social. Il ne connait pas ou plus sa véritable nature.
Pour Rachel, John est dans le déni de qui il est vraiment. Les expériences de son enfance qui l’ont peut-être traumatisé sont profondément enfouies en lui. Il ne peut les accepter parce qu’il ne peut les penser ou les reconnaître.
John se présente donc comme une énigme. Et cela est une bonne chose car l’acte Deux va pouvoir se concentrer à résoudre ce mystère. Et Peter Dunne ajoute qu’un personnage qui n’est pas accessible sur le plan émotionnel est une bombe à retardement.
Une vérité cachée
Le personnage principal ne connaît certainement pas toute la vérité sur lui-même. Ou bien, il préfère ne pas savoir et s’en contente.
C’est votre travail d’auteur de faire en sorte qu’il laisse de côté son contentement ou du moins qu’il le réévalue. C’est à ce moment que l’auteur lui-même s’interroge sur ses propres vérités.
Le niveau social
L’homme vit en société. Quelle que soit sa culture, la société ou la communauté à laquelle il appartient, cela lui apporte un lien social, un statut, un sentiment de confort…
Mais aussi des obligations et des normes à respecter si nous ne voulons pas être broyés par ladite société.
Les dangers
Nos limites sont testées inlassablement. Notre éthique aussi.
A propos d’éthique, nous vous proposons de parcourir notre catégorie L’éthique des personnages qui tente d’apporter un éclairage pratique sur la moralité de nos personnages.
En tant que membres de la communauté, nous avons un rôle à jouer et des responsabilités.
Si chacun assume ses fonctions, un sentiment de quiétude et de satisfaction est normalement obtenu.
Le principal danger pour l’individu (du moins pour un protagoniste) est l’attrait et la recherche d’intégration sociale (ce qui signifie acceptation).
C’est comme si nous étions tous des créatures de Frankenstein désespérant de se faire accepter par la société des hommes.
Graduellement et presque inconsciemment, cet obsession prend le dessus sur nos besoins personnels. Nous faisons des compromis avec nous-mêmes, nous nous dévaluons.
Cette capitulation est source de nombreux problèmes pour Peter Dunne. Cet abandon d’une part de notre individualité dans l’intérêt du bien commun (aussi moral que puisse être cette attitude) a pour prix une perte de notre estime personnelle ou pire.
La pression sociale
Toute la pression que subit John Book dans Witness vient de son niveau social c’est-à-dire de ses relations avec les autres flics.
Pour soulager cette pression, il n’aurait qu’à rentrer dans le rang, se conformer aux normes sociétales qu’on lui impose.
Mais cela serait l’obliger à abandonner ses valeurs morales. Et c’est difficile pour lui car cela lui coûterait la seule famille qu’il a.
Lorsque Book nous est présenté, socialement parlant, il semble intégrer et cela lui réussit. Mais à la fin de l’acte Un, il prend conscience de la corruption qui règne au sein de sa communauté.
Il doit prendre une décision. Les auteurs ont amené Book à ce dilemme en lui proposant un nouveau niveau social à intégrer, celui de la communauté des Amish.
Mais afin de réussir au sein de cette nouvelle famille, John doit profondément changer.
Et ce changement ne s’opère pas au niveau individuel, familial ou social mais à un niveau plus fondamental.
Le niveau émotionnel
Thomas Merton a écrit :
Every moment and every event of every man’s life on earth plants something in his soul. For just as the wind carries thousands of winged seeds, so each moment brings with it germs of spiritual vitality that come to rest imperceptibly in the minds and wills of men.
Chaque moment et chaque événement de tout homme sur terre plante quelque chose dans son âme. Tout comme le vent emporte avec lui les graines, chaque moment apporte les germes d’une vitalité spirituelle qui vient reposer imperceptiblement dans l’esprit et la volonté des hommes.
Ce quatrième niveau est celui que nous maîtrisons le moins. Pour Peter Dunne, il est responsable de ce qu’il appelle une réponse consciente.
Ce niveau émotionnel est toujours en mouvement parce que les empreintes de nos expériences de vie y sont constantes. Nous devons donc être prêt à recevoir ces germes dont parle Thomas Merton.
Mais nous devons aussi développer un mécanisme mental afin d’évaluer leur valeur et d’apporter une réponse.
En effet, nous ne pouvons rester insensible à ce qui se passe autour de nous.
Nous ne pouvons traverser la vie sans être tenu de faire le bien même si nous n’avons pas conscience de cette obligation liée à notre vie communautaire. L’hédonisme n’est pas une finalité.
Nous ne pouvons dénier ce que nous ressentons pas plus que nous ne pouvons dénier que nous ne savons pas ce que nous ressentons.
En fin de compte, l’auteur en vient à se poser ces questions pour ses personnages :
Qui suis-je ? Et que signifie ma vie ?
Un lien unique
Le second acte de Witness est entièrement dédié à ces questions. John et Rachel doivent découvrir qui ils sont et ce qu’ils veulent devenir.
Leurs quêtes individuelles créent un lien fort entre eux. Même s’ils se séparent, le lien résistera car il s’établit sur le niveau émotionnel. Un niveau profond, sans compromission, sincère et innocent dans ses exigences.
Votre intrigue doit forcer le couple dans une situation où ces questions seront au cœur de la relation. Les personnages du couple doivent atteindre une confiance totale en l’autre afin de progresser et de faire face à l’inconnu.
Savoir n’est pas la solution
Reprenons l’exemple de l’homme qui doute de la fidélité de sa femme. il s’est persuadé que celle-ci le trompe.
Mais s’il reste bloqué sur ce qu’il sait ou croit savoir, il n’avancera pas.
Car ce ne sont pas les choses que nous ignorons qui nous causent des problèmes mais bien celles que nous prenons pour des certitudes.
Vos personnages doivent être persuadés que ce qu’ils ne savent pas est aussi viable que ce qu’ils savent. Avoir des réponses n’est pas une garantie de bonheur. Comprendre le processus est plus important que le besoin de réponses.
Le niveau émotionnel concerne l’âme bien plus que l’intellect. Il n’est pas non plus une affaire de sens.
La gestion des niveaux
De scènes en scènes, d’actes en actes, il est bon de surveiller les changements subtils qui s’opèrent chez les personnages dans chacun de leur niveau.
Si vous vous assurez que les personnages apprennent quelque chose dans les scènes où ils apparaissent et que cette connaissance nouvelle les affecte d’une manière ou d’une autre, ces changements subtils seront naturels.
La connaissance (le personnage sait quelque chose à la fin de la scène qu’il ignorait au début) est le principe d’une évolution émotionnelle du personnage.
Même si les réponses qu’il obtient ne sont pas celles qu’il attendait.
Ce principe pourrait se résumer aussi par :
Ce qu’un personnage apprend le fait changer. Ce changement personnel influe sur ses relations.
Reprenons notre homme qui se sent trompé par sa femme. Vous ne pourrez pas lui faire tenir le même type de conversation avec sa femme à l’acte Deux qu’il tenait à l’acte Un.
Parce qu’à l’acte Deux, il n’est plus le même. Il a changé. Et donc il pose des questions différentes.
Et sans passer par les dialogues, vous pouvez créer le comportement adéquat pour chacun d’entre eux. Puisque ce comportement est déterminé pas la profondeur qu’ils ont atteint dans chacun des niveaux.
Et si ce n’est pas dans l’action que vous pouvez traduire l’état dans lequel ils se trouvent, vous pourriez tout aussi bien utiliser le langage du corps.
Vérité
Au fur et à mesure que les changements dans la personnalité du personnage s’accumulent, qu’il prend conscience de plus en plus de choses, vient le moment où il ne peut plus ignorer sa véritable nature.
Le niveau individuel s’affaisse afin de dévoiler la vérité. Et lorsque celle-ci est exposée, elle ne peut plus être niée.
Harmonie
Lorsque le personnage a affronté ses peurs et qu’il les a intégrées, les quatre niveaux qui le définissent s’alignent. Il se crée une harmonie : l’extérieur et l’intérieur s’accordent.
Le personnage a atteint une complétude.