LE BGG – LE BON GROS GÉANT : La fabrique des rêves ★★★★★

Par Le Cinéphile Anonyme @CinephilAnonyme

Steven Spielberg joue la carte de l’introspection pour un conte enchanteur.

En enchaînant les projets, Steven Spielberg continue de nous surprendre par la variété de sa filmographie, qui affiche une cohérence sans failles. Si beaucoup considèrent Le Bon Gros Géant comme une pause récréative après deux bijoux plus sérieux et fondés sur des histoires vraies (Lincoln et Le Pont des espions), il partage avec eux cette problématique du besoin de la fiction et de l’utopie au sein de notre Histoire, au point même d’interroger le but du métier de cinéaste. L’arrivée du BGG paraît ainsi évidente dans cette période d’introspection du réalisateur, tandis qu’il remet également en question les possibilités d’une mise en scène augmentée par la technologie de la performance capture. Cinq ans après Tintin et le secret de la Licorne, Tonton Steven remet donc le couvert pour un cinéma épuré de ses contraintes physiques, où toutes les formes peuvent êtres imaginées et s’entrechoquer, à la fois réelles et purement impalpables. Si l’immersion spielbergienne passe toujours par un dosage millimétré de montage invisible et de tours de force techniques plus perceptibles (osant mêler les échelles dans un seul plan là où d’autres n’hésitent pas à découper l’action), la possibilité de l’immatérialité de sa caméra lui ouvre de nouvelles portes, par ailleurs centrales dans Le BGG. Car son nouvel opus, adapté d’un célèbre roman de Roald Dahl, ne parle que de cela : de dimensions à traverser.

Après tout, l’appel du merveilleux dans le réel a toujours été l’une des spécialités du cinéaste, passant ici par la seule coupure entre ses deux premiers plans. D’une vue d’ensemble sur la Tamise, avec Big Ben en arrière-plan, volontairement pensée comme une carte postale à l’éclairage moderne, il passe ensuite à une rue pavée beaucoup plus enchanteresse, magnifiée par les rayons de lumière apportés par Janusz Kaminski. De ce simple passage d’une image à une autre s’impose un filtre, un écran nous obligeant à voir le monde autrement. Spielberg exprime par l’image le principe du conte, mais aussi sa profession de foi, qui divise actuellement les critiques : sa volonté d’un constant premier degré, plutôt que de sombrer dans les travers du cynisme. Alors certes, le scénario de la regrettée Melissa Mathison rappelle parfois la beauté naïve – visiblement plus difficile aujourd’hui à accepter – d’un E.T. dont elle fut également l’auteur, mais cette foi innocente ne demande qu’à être embrassée par le spectateur. Spielberg reste droit dans ses bottes de génial conteur et émerveille à de nombreuses reprises par la puissance de son storyboard, mettant en valeur le moindre de ses contrastes d’échelle entre le Bon Gros Géant et la petite Sophie (la révélation Ruby Barnhill), ainsi que la fluidité à deux temps de sa cinégénie, entre le physique et un numérique mêlés dans une osmose proche d’un ballet, soulignée par quelques magnifiques idées de transition ou de scènes (les deux plans-séquences laissent pantois).

Dès lors, la binarité qui jalonne l’ensemble du film (petitesse/grandeur, physique/numérique, monde des humains/monde des géants) se rapporte principalement à un élément : l’ombre et la lumière, pas tant comme symboles du Bien et du Mal, mais plutôt comme les deux outils primordiaux du septième art. Il suffit d’admirer la maestria avec laquelle Spielberg filme l’enlèvement de Sophie et l’évasion d’un BGG évitant d’être vu pour comprendre l’importance des effets d’optique que manie avec brio le géant, tel un cinéaste projetant ses jeux de lumière sur une toile blanche. Nul doute alors que ce nouveau héros spielbergien résonne comme l’une des figures les plus autobiographiques de son auteur ; un cœur sensible ne trouvant de sens à sa vie qu’en rendant des émotions aux autres par le pouvoir de l’imaginaire. Et voir le personnage façonner les rêves qu’il attrape sous forme de boules de couleurs rappelle la façon sensorielle avec laquelle Spielberg conçoit le cinéma, un art complexe approché par un alchimiste devant apprendre à maîtriser la moindre de ses subtilités avec ses tripes. Il sait que les meilleurs effets spéciaux du monde ne sauraient rendre cette beauté de l’invisible qu’il capte si bien, le sublime d’un hors-champ parfois plus à même de traduire la relation qui unit les deux protagonistes, tandis que le BGG entend le moindre murmure qui nous est inaudible. Volontairement lent dans sa progression, pour nous faire profiter de sa magie, le film est également conscient que le pouvoir d’un conteur repose sur sa gestion du rythme, et sur la perception qu’il en donne à son public. Spielberg traduit toute l’importance qu’une œuvre de fiction peut avoir sur une personne, comment elle peut la forger au-delà de son visionnage ou de sa lecture. En bref, sa postérité. Il l’exprime d’ailleurs par un simple échange entre Sophie et le géant, alors que ce dernier vient de décrire un songe qu’il a livré à un petit garçon : « Les rêves sont si rapides. » « Oui, mais ils sont plus lents à l’intérieur ».

Avec Le BGG, Steven Spielberg déploie ainsi sa théorie de l’imaginaire, déjà mise en place depuis plusieurs films, et qui ne peut que conférer à l’universalité de l’ensemble. Certains de ses partis-pris ont beau ne pas toujours être réussis, notamment un troisième acte un peu trop speedé, il ose la loufoquerie typique de Roald Dahl et les ruptures de ton allant jusqu’à une escapade chez une Reine d’Angleterre fantasmée avec amusement dans son pouvoir royal (elle en vient même à prendre des décisions militaires). Mais il prouve surtout son génie par son usage du dialogue, qu’il transcende par les néologismes constants de son personnage principal. Malgré ses mélanges de mots, sa langue incorrecte est compréhensible, et enrichit même son modèle. Sophie admire d’ailleurs la beauté de ce dialecte, en accord avec la poésie des images. La parole ne sert pas qu’à faire avancer l’intrigue. Elle appartient au processus magique de l’expérience, que Spielberg assimile et intellectualise en vrai conteur. L’émotion dans la voix de Mark Rylance finit alors de donner vie à des descriptions de l’extraordinaire, à ces mondes que le numérique est aujourd’hui capable de créer. La puissance sensorielle du BGG se rapproche alors de la dimension originelle du septième art : l’attraction foraine. Spielberg a conscience que l’apport de la technologie qu’il emploie amène le cinéma dans une nouvelle ère, mais celle-ci revient paradoxalement à ses fondements. C’est aussi pour cela que les deux plus belles images du long-métrage métaphorisent ce pouvoir cinématographique de la plus simple des manières : par un lac dont le reflet magnifie un arbre (et donc la réalité), et par des ombres portées sur une caverne, comme Platon avait pu le décrire en son temps.

Réalisé par Steven Spielberg, avec Mark Rylance, Ruby Barnhill, Jemaine Clement

Sortie le 20 juillet 2016.