SIERANEVADA : Savoir attendre le temps ★★★★☆

Par Le Cinéphile Anonyme @CinephilAnonyme

Cristi Puiu transcende une banale réunion familiale par le brio de sa mise en scène.

Le dernier Festival de Cannes a pu surprendre et défier ses spectateurs par la longueur d’une grande partie des films de la compétition. Entre American Honey (2h42), Aquarius (2h20), Mademoiselle (2h25) ou encore Toni Erdmann (2h42), ces longs-métrages auront servi à une réflexion sur la façon de filmer le temps et de le rendre à l’écran, mais aussi de rappeler son importance primordiale dans la construction narrative d’un récit, à l’heure de blockbusters de plus en plus pressés par leurs impératifs commerciaux. Mais de toute cette ribambelle de mastodontes, Sieranevada se distingue pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce qu’il détient le record cannois de l’année en terme de durée (2h53), et ensuite, parce qu’il est celui qui exploite le plus le temps comme un personnage à part entière, une entité invisible définissant l’atmosphère et la complexité de la dramaturgie. A la manière d’En attendant Godot, le nouveau film de Cristi Puiu joue d’un retard étiré jusqu’à l’absurde, ici à propos d’un repas censé rendre hommage au patriarche d’une famille quarante jours après son décès, selon un rituel orthodoxe. Sauf que divers événements, disputes, débats et absences vont constamment empêcher les invités de passer à table. Pendant ses cinq premières minutes, Sieranevada nous prévient de son postulat de huis clos en quasi-temps réel par l’inverse : des plans d’ensemble sur des rues de Bucarest. Cependant, ce décor en chantier, témoigne du même écrasement des personnages dans l’espace, piégés par un cadre qui ne les lâchera plus.

Ainsi, si Sieranevada se concentre d’abord sur Lary (Mimi Branescu), docteur en médecine et fils du défunt, celui-ci va vite se révéler comme le membre le plus modéré d’une famille dysfonctionnelle qu’il va, à l’instar du spectateur, observer d’un œil amusé. Qu’il s’agisse d’une dispute conjugale ou d’un débat complotiste autour du 11-septembre, Puiu décrit un état d’hystérie qu’il rapporte plus généralement à une Roumanie en pleine reconstruction, éclatée dans tous les sens. Le passé communiste du pays est d’ailleurs traité à travers l’un des dialogues les plus savoureux du film, où une grand-mère vente les mérites du régime de Ceausescu devant une jeune femme exaspérée. Mais la force véritable du film est d’éviter de se complaire dans le cynisme, et cherche dans chacune de ses scènes une émotion réelle, qui mène d’ailleurs Lary à questionner sa condition, à faire face à une réalité qu’il se cache ou cache aux autres. L’éclatement de la vérité sonne comme une fatalité, malgré les barrières que représentent les multiples pièces et portes de l’appartement dans lequel se déroule presque toute l’action. Et c’est là que la mise en scène du cinéaste transcende son sujet, tant il pense avec intelligence la place et le but de sa caméra dans l’espace et le temps, à la limite d’un found-footage qui lui, doit justifier l’existence de l’objectif dans la diégèse. Parce qu’il se pose les bonnes questions, Puiu offre une réflexion conceptuelle sur le pourquoi de la création d’un film, prenant comme base la présence physique de la caméra, alors que le numérique et ses possibilités tend de plus en plus à faire oublier qu’un outil a occupé l’espace pour capturer l’image.

Sieranevada découpe donc des portraits par les limites de son cadre, et joue brillamment du hors-champ pour exprimer les non-dits, ce qui sépare deux personnes. Il dépeint ce besoin universel d’individualité au sein d’un chaos collectif dont le réalisateur ne perd pourtant jamais le contrôle. Si la longueur du film peut évidemment rebuter, Puiu bluffe par la clarté et l’efficacité de son montage, qui parvient sans peine à gérer les diverses intrigues et conversations qui se mêlent d’une pièce à une autre. Il use également avec brio du panoramique et du travelling au sein de ses scènes de dialogue, se focalisant sur chaque geste, chaque mimique de ses acteurs par un jeu d’attraction-répulsion, comme si sa caméra était prisonnière de la gravité délivrée par chaque personnage à un moment clé. Elle s’éloigne pour mieux revenir, tel un élastique qui refuserait de se briser. Elle capte l’empreinte que chacun de ces êtres laisse dans le temps. D’un point de vue formel, Puiu touche ainsi à une certaine ontologie du cinéma, qui atteint son paroxysme dans des moments à fleur de peau, où la plan-séquence nous permet de nous rendre compte des silences et des mots qui les séparent, parfois douloureusement, et trouve la bonne distance pour permettre aux personnages de se livrer. On retiendra notamment cette scène merveilleuse où Lary se confie à sa femme dans sa voiture. La caméra est à l’arrière, ne laissant voir les yeux du protagoniste qu’à travers son rétroviseur. Voilà son regard emprisonné par les limites de ce miroir, voilà le reflet de sa solitude derrière l’image enjouée qu’il essaie de rendre. Mais comme Cristi Puiu, il préfère libérer un rire nerveux sur la fin, accepter d’avoir été le sujet d’une poignante, bien que parfois cruelle, expérience humaine.

Réalisé par Cristi Puiu, avec Mimi Branescu, Judith State, Bogdan Dumitrache

Sortie le 3 août 2016.