Genre : inclassable, trash, expérimental (interdit aux - 16 ans avec avertissement)
Année : 2007
Durée : 1h18
Synopsis : Après L'Erotisme en 2006 et avant A Rebours en 2008, Incarnation représente le deuxième chaînon chronologique de la fausse trilogie de l'ICPCE. Sous cet anachronisme mystérieux, on retrouve un ciné-club québécois à forte tendance sataniste, connu seulement d'un public très restreint à travers le monde. Vous n'en avez jamais entendu parler ? Alors, bienvenue dans la nébuleuse underground d'un mouvement impur et mystique.
La critique :
"Je pense que scandaliser est un droit et être scandalisé est un plaisir. Et celui qui refuse le plaisir d'être scandalisé est, comme on dit, un moraliste" (Pier Paolo Pasolini). Cette citation du grand réalisateur italien (qui s'y connaissait en termes de scandale), quelques jours avant son assassinat, s'inscrit en gros dans le dépliant fourni avec le dvd du film. Ainsi, Incarnation annonce la couleur. Chroniquer une oeuvre signée par l'Institut pour la Coordination et la Propagation des Cinémas Exploratoires (ICPCE) demeure toujours un défi de taille. Distribué par la société de production Cinéma Abattoir, les oeuvres de ce mouvement occulte qui oscillent entre la transgression ouvertement revendiquée et l'ultra expérimentalisme sont de véritables énigmes filmiques, propres à déstabiliser le cinéphile le plus confirmé.
L'ICPCE s'est fait connaître des amateurs d'ovnis cinématogrphiques subversifs avec la sortie de L'Erotisme, compilation de courts-métrages qui créa une certaine sensation au festival Underground de Montréal, en 2006. Cette anthologie de films dérangeants, mêlant métaphysique, blasphèmes et pornographie, posa les jalons de ce qu'allait devenir le cinéma de l'ICPCE.
En regroupant des films expérimentaux récupérés aux quatre coins du monde, le mouvement montréalais allait donner naissance à deux autres florilèges transgressifs : Incarnation et A Rebours. J'ai eu l'occasion de présenter ce dernier sur le blog Naveton Cinéma il y a quelques années. N'ayant pas (pour l'instant) réussi à mettre la main sur le dvd icnroyablement rare de L'Erotisme (40 exemplaires dans le monde !), je me contenterai de vous présenter Incarnation, l'opus le plus accessible de la fausse trilogie de l'ICPCE... Quoique... Accessible ne soit peut-être pas le terme approprié pour des oeuvres aussi rares. Difficile d'accès physiquement, les oeuvres élaborées par l'Institut le sont également sur leur aspect cinématographique. Dans le genre barré, on peut difficilement faire mieux que ces compilations licencieuses, toutes destinées, chacune à leur manière à faire l'apologie d'une démonologie à peine voilée.
Briser les tabous moralisateurs, abolir les conventions, transgresser l'ordre moral. Voilà les grandes lignes directrices de ce cinéma qui n'est pas vraiment destiné à tout le monde. Avec sa chrestomathie d'essais sulfureux et chaotiques, Incarnation n'échappe en rien à la règle.
Attention, SPOILERS ! Le film est composé de neuf courts-métrages d'une durée variable, tournés entre 1967 et 2007. Les souffrances d'un oeuf meurtri (Roland Lethein, 1967, 15 minutes) : Une vision surréaliste et métaphorique, en quatre découpages, de l'existence humaine et ses turpitudes. De l'éclosion de l'oeuf (le foetus) jusqu'à son pourrissement (la mort et le retour à la Terre).
Catharsis (Bruno Forzani, 2000, 3 minutes) : un homme pénètre dans une pièce, se retrouve face à un autre lui-même et s'inflige divers châtiments (lacérations, perçage de crâne) tout en recommençant le processus indéfiniment.
Pandrogeny Manifesto (Aldo Lee, 2005, 11 minutes) : Un transsexuel et sa compagne, habillés à l'identique, récitent des vers tout en convergeant vers la pandrogénie, une sorte de voyage identitaire entre le masculin et le féminin.
Théocordis (Serge de Cotret, 2007, 10 minutes) : Par le biais d'une pellicule usée et pixelisée à l'extrême, une caméra se promène dans un lieu indéterminé et capture des images du Christ, fréquemment entrecoupées par des visions sexuelles et macabres.
Pantelia (Micki Pellerano, 2007, 10 minutes) : Une voix off commente un pseudo documentaire sur l'origine et l'importance du chiffre 10 dans l'histoire de l'humanité. Le tout illustré par des images oniriques en ton sépia.
Pinhole Flames (Amy Schwartz, 2007, 3 minutes) : Exercice visuel entre lumière et obscurité. L'image est floue, saccadée et épileptique.
Burn (Reynold Reynolds, 2002, 10 minutes) : Dans une maison en flammes, un homme âgé avachi dans un fauteuil lit son journal. Sa femme reste stoïquement assise à son bureau. Leurs corps brûlent mais ne se consument pas. L'ambiance est crasseuse et l'action se déroule au semi ralenti. Double interprétation métaphorique de ce métrage : l'enfer au quotidien d'un vieux couple condamné à vivre ensemble jusqu'au trépas ou, à l'inverse, le feu inextinguible d'un amour ardent comme au premier jour.
Western Sunburn (Karl Lemieux, 2007, 10 minutes) : Une succession de plans présentant des cowboys sur une pellicule vieillie, brûlant au contact des projecteurs. Un travail expérimental totalement indéfinissable.
Convulsion Expulsion (Usama Aishaibi, 2004, 6 minutes) : Dans une pièce entièrement blanche, une femme au teint blafard et l'air hébétée se convulse en une pantomine surréaliste. Elle expulse le sang de ses règles sur le sol, exprimant symboliquement la dualité entre la pureté (le blanc) et le péché (le sang menstruel).
Avec Incarnation, nous sommes, sans l'ombre d'un doute, en plein dans le cinéma alternatif. Dissection et saturation de l'image, ambiance underground oppressante se rapprochant de l'ostentation des oeuvres de Kenneth Anger et même, par certains aspects, de l'impressionnisme allemand des années 1930. Ajoutons à cela un travail suffoquant sur les jeux de lumière et nous obtenons des films indescriptibles d'excentricité esthétique. Le ton est donné d'entrée par le premier court-métrage, Les souffrances d'un oeuf meurtri, seul film ancien (1967) de la compilation.
Durant quinze minutes, un mysticisme morbide envahit l'écran avec la vision d'un cadavre de femme dont le sexe est lentement dévoré par des vers de terre, tandis qu'une narratrice fait l'éloge, en voix off, du péché de chair et condamne un Dieu qui brime les instincts primaires de l'être humain. Incarnation se visite tel un voyage improbable dans un monde abscons et sensoriel qui bouscule les préjugés de la distinction et fait clairement le pangyrique du chaos.
Le film, s'il est moins trash que A Rebours et à fortiori que L'Erotisme, ne fait pourtant pas dans la dentelle pour choquer le spectateur et le placer dans un état aigu de malaise. Ainsi, le dernier court-métrage, Convulsion Expulsion, met en scène une femme en période menstruelle qui propulse des jets de sang par son vagin tout en vomissant une matière visqueuse indéfinie, métaphore de l'existence humaine bassement organique, soumise à ses vulgaires turpitudes.
Avec cette oeuvre sombre et torturée, l'ICPCE continue de jouer à merveille son rôle de fossoyeur de beauté et d'espoir. Le mouvement underground prône l'avènement du mal puisque tout n'est que déchéance dans la nature humaine. Aucun espoir, aucun rêve n'est permis. Le ciné club québecois apporte sa solution : se soumettre aux forces maléfiques en cédant aux attraits et aux fastes de Satan. Neuf courts-métrages, neuf raisons de plonger dans le désespoir.
D'une noirceur insondable, Incarnation refuse une quelconque plénitude à l'homme et le précipite dans la géhenne de ses tourments les plus profonds. Depuis, l'ICPCE ne se contente plus d'assembler les courts-métrages des autres, mais réalise également ses propres oeuvres (Contre-Oeil, 2011 et Mecanix, 2013), toujours plus obscures, toujours plus expérimentales et encore plus transgressives. Décidément, le collectif québecois n'a pas fini de nous causer des maux de tête et des sueurs froides.
Note : ?