Toni Erdmann

Par Cinealain

Date de sortie 17 août 2016


Réalisé par Maren Ade


Avec Peter Simonischek, Sandra Hüller,

Michael Wittenborn, Thomas Loibl, Trystan Pütter, Hadewych Minis, Lucy Russell


Genre Drame


Production Allemande, Autrichienne

Synopsis

Quand Ines (Sandra Hüller), femme d’affaire d’une grande société allemande basée à Bucarest, voit son père débarquer sans prévenir, elle ne cache pas son exaspération.

Sa vie parfaitement organisée ne souffre pas le moindre désordre mais lorsque son père lui pose la question "es-tu heureuse ?", son incapacité à répondre est le début d'un bouleversement profond.

Ce père encombrant et dont elle a honte fait tout pour l'aider à retrouver un sens à sa vie en s’inventant un personnage : le facétieux Toni Erdmann (Peter Simonischek)

Peter Simonischek et Sandra Hüller

Comment est née l'idée du film et celle de ce personnage haut en couleur inventé par le père d'Ines : Toni Erdmann ?

Ma famille est souvent ma première source d'inspiration, elle nourrit mon récit et peut influencer les liens entre les personnages.

Winfried, le père d'Ines s'invente un alter ego, comme une tentative désepérée et audacieuse de bousculer leur relation père-fille. Toni Erdmann prend alors vie !

L'humour est souvent le meilleur moyen pour transcender la réalité. Winfried, incapable de communiquer avec sa fille, trouve ici un moyen d'échapper à cette situation en créant ce personnage. L'humour est sa seule arme, et elle va lui permettre de communiquer à nouveau ...

Vos personnages féminins sont constamment en prise avec leurs paradoxes. Est-ce pour vous une caractéristique des femmes que vous rencontrez dans notre société actuelle ?

Ines travaille dans un environnement où la domination masculine règne en maître, et c'est un état de fait qu'elle a intériorisé. Elle se considère certainement aussi comme l'un des leurs dans ce "groupe de mecs". Le problème, c'est qu'eux ne le voient pas de cet œil-là. J'ai interrogé un certain nombre de femmes qui occupent un poste de direction et la plupart d'entre elles affirment qu'elles aiment être l'exception qui confirme la règle, même si cela signifie souvent pour elles un certain isolement. Je pense qu'Ines est une véritable femme d'aujourd'hui.

Au moment où elle a démarré sa carrière, elle était convaincue que l'autodétermination et l'égalité étaient acquises pour les femmes de sa génération et que par conséquent, le féminisme n'avait plus lieu d'être. Quand elle déclare "Je ne suis pas féministe, sinon, je ne tolèrerais pas des gars comme toi" elle le pense vraiment. 

Elle parle de l'atelier "paroles de femmes" et de l'association "non au harcèlement au travail" avec mépris et elle prend le même ton sarcastique, voire sexiste, quand elle parle d'Anca qui "sait y faire". Mais en toute franchise, je n'avais absolument pas l'intention de dénoncer le sexisme dansle monde du travail. Je souhaitais simplement montrer les choses telles qu'elles sont, et il se trouve que le sexisme fait partie intégrante du monde dans lequel on vit. Toutes ces histoires d'égalité des sexes, c'est un sujet qui a plutôt tendance à me taper sur les nerfs, vu 'importance qu'on lui accorde. En tant que femme j'ai l'habitude de m'identifier à des personnages masculins. Je veux dire que quand je regarde un James Bond, je ne m'identifie pas à la James Bond girl mais à James Bond lui-même. Il vaut donc peut-être mieux considérer Ines comme un personnage moderne et donc d'un genre "neutre", un peu comme un homme qui s'autoriserait à pleurer de temps en temps et qui avouerait avoir des problèmes avec la figure paternelle.

Avec Everyone Else, c'est le deuxième film que vous tournez en dehors des frontières allemandes. Pourquoi avoir choisi Bucarest pour Toni Erdmann ? Qu'y avait-il de si intéressant pour vous en Roumanie ?

Tourner une grande partie du film dans un autre pays présentait deux grands avantages par rapport à l'histoire que je souhaitais raconter. En effet, ce qu'endurent les deux personnages principaux qui se retrouvent loin de chez eux, isolés et dégagés des contraintes de leur vie quotidienne habituelle, met en exergue le conflit père-fille qui va ainsi prendre une ampleur supplémentaire.

Et le fait que Winfried rende visite à sa fille dans un pays étranger en amenant ainsi quelque chose de l'Allemagne montre bien combien cette appartenance à l'Allemagne est devenue un élément éloigné de la vie d'Ines.  Pour ces deux films, je me suis simplement sentie plus libre en tournant ailleurs. Parfois, ça aide de manquer de repères.

Je ne suis pas certaine que j'aurais osé tourner la scène avec les costumes traditionnels, les kukeri, de la même manière si nous nous étions trouvés dans le centre de Berlin par exemple. Pour finir, et c'est une raison importante, je dois dire que le fait que de grands films de Corneliu Porumboiu, Cristi Puiu et de notre productrice, Ada Solomon, aient été tournés à Bucarest avait aiguisé ma curiosité. D'ailleurs, ce tournage roumain a été une expérience magnifique.

Donc ce qui peut passer au départ pour un simple conflit de famille s'avère aller bien au-delà... S'agit-il d'un conflit de générations ?

Oui, en situant l'action du film en Roumanie, ça m'a permis de souligner l'aspect politique du conflit que se joue entre les deux protagoniste avec d'un côté, le père qui a tout fait pour s'assurer que sa fille bénéficie de l'assurance et de l'indépendance d'esprit nécessaires à sa réussite d'adulte, et de l'autre, cette fille qui a choisi une vie très éloignée des idéaux de son père en privilégiant une carrière dans un domaine extrêmement conservateur où tout est axé sur le rendement et le profit, c'est à dire toutes les valeurs qui lui a méprisées sa vie entière. La liberté qu'a voulu obtenir la génération de Winfried a finalement ouvert la porte à un capitalisme débridé où règnent en maîtres, libre concurrence et profit. Paradoxalement, il a su transmettre à Ines tous les outils nécessaires à la réussite dans ce monde libéral, c'est-à-dire la flexibilité, la confiance en soi et la ferme croyance qu'il n'y a pas de limites.  Pour Ines, en revanche, le politiquement correct qui gouverne la pensée et les certitudes de Winfried lui paraît bien trop simpliste. Il était plus aisé pour sa génération à lui de s'affirmer afin de se différencier de la génération précédente qu'aujourd'hui. Même si depuis cette époque, Winfried a plutôt sombré dans la résignation, son côté rebelle va pouvoir resurgir sous les traits de Toni. Quand Ines le plonge délibérément dans une situation qui le projette au cœur de son activité professionnelle, les vieilles questions politiques prennent un tour personnel et sont toujours autant d'actualité. Sa réaction démontre que l'incertitude a pris le dessus sur sa vision naïvement humaniste.

Beaucoup de réalisateurs témoignent de la difficulté à faire une bonne comédie.

Partagez-vous ce constat ?

C'est vrai qu'il n'a pas été facile de tourner ces scènes. Ce qui était important pour ces moments comiques et pour le film dans sa globalité, c'était de s'assurer que Toni soit crédible tout en laissant transparaître qu'il s'agit bien de Winfried sous le personnage? Toni ne pouvait pas être un personnage de science-fiction, il n'était pas possible de passer d'un genre à l'autre comme ça en plein milieu du film. On a passé trois jours complets à répéter en long et en large cette scène au bar. Avec Peter on a essayé toutes les approches possibles et imaginables. Le plus difficlle pour lui, c'était de dissimuler son extraordinaire don d'acteur. Winfried est censé être un professeur ordinaire qui joue un rôle, il ne devait en aucun cas donner l'impression d'être un acteur professionnel. Or rien n'est plus difficile pour un bon acteur que d'en jouer un mauvais. Peter avait bien sûr toutes les cartes en main pour faire de Toni un personnage beaucoup plus vrai, pour ajouter au drame et le rendre encore plus drôle, mais l'humour du film provient précisément du fait qu'il s'agit de Winfried, et non pas d'un acteur professionnel, dans le rôle de Toni. Trouver ce juste équilibre, c'était vraiment un défi.

Comment vous êtes-vous préparée avec Patrick Orth, le directeur de la photographie ?

Notre objectif était d'offrir autant de liberté que possible aux acteurs en restant suffisamment ouverts à la créativité de tous, tout au long du tournage. D'un point de vue technique, cela signifie qu'on a le plus souvent utilisé un éclairage à 180 degrés et qu'on était tous prêts à surfer sur la vague quand les choses prenaient un autre cours, comme par exemple quand une scène durait plus longtemps que prévu. Au cours de la phase de préparation, Patrick Orth a toujours été présent, que ce soit dans le cadre des répétitions, des prises de vues, des essais de décors et des lumières. Le travail avec les acteurs et les caméras était prenant. On a passé énormément de temps sur le plateau à travailler chaque scène dans le moindre détail, ce qui ne nous a jamais empêché non plus de tout changer de fond en comble le jour du tournage. Je suis persuadée qu'il faut passer beaucoup de temps avec les acteurs en amont du tournage pour qu'il arrive un moment où la caméra se joue d'eux sans non plus tomber dans le documentaire.

Vous avez donc cherché à faire en sorte d'être le plus réaliste possible ?

Je n'aime pas rogner sur la forme narratrice ... j'ai besoin que chaque décision, prise par les protagonistes au fur et à mesure du film, paraisse crédible. Sans être forcément probables, il faut au moins que ce soient des décisions possibles. Même si le réalisme primait sur le reste, je voulais quand même qu'il y ait des surprises et des moments magiques qui sont la définition même du cinéma. Mais je voulais que ça vienne des personnages et non pas de moi en tant que réalisatrice. C'est pour cette raison que j'ai décidé de créer cette situation qui fait que les personnages donnent le sentiment de jouer dans le film. Toni apporte cet élément de fraîcheur dans la vie d'Ines et de Winfried, de l'espièglerie, de l'audace et de la liberté. Cela va leur permettre de se réapprivoiser d'une autre manière. Grâce à cette idée loufoque de Winfried, soudain, tout redevient possible. Je pense qu'on peut dire qu'en temres de cinématographie et de décors signés Silke Fischer, nous cherchions une forme d'hyperréalisme qui ne soit pas trop marqué.

Le film est-il un appel au lâcher prise ?

Pour moi, le "lâcher prise", c'est trop proche du mot "abandon", ça me fait trop penser à ces expressions tirées de bouquins de développement personnel. Mon film est moins un appel au lâcher prise qu'une injection à s'assumer pleinement. Ce que fait Ines à la fin du film, c'est quelque chose d'assez radical et il faut un certain courage pour le faire. Ça peut paraître un peu dingue, mais c'est un nouveau départ pour elle : à partir de ce jour-là, elle sera toujours la femme qui a ouvert la porte de chez elle à son boss en tenue d'Eve.

Elle ne lâche rien du tout, en réalité, on peut dire qu'elle reprend les rênes. À la toute fin, on est face à deux personnes qui ont peut-être su mûrir et s'accepter un peu plus telles qu'elles sont. On pourrait également considérer que Toni "se cache" derrière le rôle, comme on dit, mais moi, je pense plutôt que Winfried se dévoile pleinement dans les rôles qu'il interprète. C'est particulièrement vrai pour la partie kukeri qui est l'illustration de son vrai moi, il est cette créature de grande taille pleine de mélancolie avec une drôle de tête.

Le film ne montre-t-il pas également que tout a une fin ?

Toute relation parents-enfants est faite de ruptures. Quand un nouveau chapitre s'ouvre pour un enfant, cela veut souvent dire, pour les parents, que quelque chose arrive à son terme. Je l'observe avec mes propres enfants actuellement. Mon fils est ravi à chaque centimètre qu'il prend sur moi, c'est la mélancolie qui me gagne. C'est pour cette raison qu'il y a quelques scènes de ruptures dans le film.

Winfried a un étudiant qui décide d'arrêter ses études, son chien meurt, lui et sa fille se disent au revoir un certain nombre de fois sans jamais vraiment se dire adieu. Leur embrassade à la fin du film est un moyen de transmettre cette idée d'un adieu. Le costume kukei transforme Winfried, et ainsi, pendant un court instant, Ines a l'impression de se retrouver devant son père d'avant, grand et maladroit, ce père qu'elle a connu quand elle était enfant. L'espace d'un instant, elle peut redevenir la petite fille qu'elle était.

Mon opinion

Si le film aurait gagné à être amputé de quelques minutes, il n'en reste pas moins un formidable moment de cinéma d'un genre tout à fait particulier, oscillant en permanence entre rires et émotions.

Dans un Bucarest envahi par les multinationales, les carriéristes et la réussite à tout prix, une femme se veut être l'égale des hommes qui l'entourent. Entre hôtels au luxe clinquant, galerie marchande réservée aux fortunes étrangères, appartements design ou boîtes de nuit dans lesquelles le champagne coule à flot, un père s'imposera sous des accoutrements divers et variés pour partager l'univers de sa fille.

Celle-ci s'est éloignée des valeurs dans lesquelles elle semble avoir été élevée. Le bonheur, ou une simple question "es-tu heureuse ?" se heurteront à son incompréhension totale.

À la belle écriture du scénario s'ajoute à une mise en scène parfaitement maîtrisée. Un excellent casting à la tête duquel deux immenses comédiens que je découvre dans ce film, Peter Simonischek et Sandra Hüller.

La réalisatrice a déclaré : "Mon film est moins un appel au lâcher prise qu'une injection à s'assumer pleinement."

Elle y réussit pleinement en plongeant le spectateur dans un questionnement permanent.

Ce film est à la fois perturbant et magnifique.