Critiques Cinéma
Ce huis clos dans un appartement bourgeois situé en rez de jardin pourrait faire craindre de se retrouver devant une pièce dont on resterait extérieur aux enjeux, incapables de s'identifier ou d'avoir de l'empathie pour ces personnages. Il n'en est rien, Joachim Lafosse traitant d'un thème universel et faisant de ce cadre bourgeois la prison dorée de ce couple condamné à cohabiter dans l'intérêt de leurs filles, le temps que leur père puisse trouver un logement. Leur petite entreprise a connu la crise et doit gérer la période qui précède le dépôt de bilan. Essayant de préserver l'essentiel pour que chacun puisse en sortir sans trop de dommages, elle nous exhibe ses blessures, sans fard, sans théâtralité mais sans misérabilisme. La caméra de Joachim Lafosse colle au plus près du quotidien de ce couple qui n'est plus mais qui compose comme il peut, gérant les conséquences de leur rupture et préparant leur avenir, séparé. Leur passé parasite irrémédiablement ce présent, si difficile à supporter, qui n'a rien d'autre à offrir qu'un futur incertain, lequel à défaut d'être meilleur, sera supportable. Mais si dans ce couple qui se sépare, le verbe est parfois haut et les attaques basses, Joachim Lafosse a la bonne idée de nous épargner des scènes de cris ou d'hystérie. Ce qui l'intéresse ce n'est pas la vaisselle cassée et les scènes de ménage, c'est ce qui suit une fois la rage retombée et qu'il faut passer aux actes. Cette problématique propre aux couples de cette génération qui, face à l'explosion du coût de la vie et notamment du logement, doit souvent différer la concrétisation d'une décision qu'ils sont pourtant plus prompts à prendre que leurs aînés. En effet, si comme le dit la mère de Marie, il semble qu' on prenne plus facilement la décision de se séparer, n'acceptant pas que l'amour puisse s'évaporer avec les années et être remplacé par une profonde affection, le fait est qu'il est beaucoup moins aisé d'en gérer les conséquences économiques.
Joachim Lafosse ne biaise pas son récit en nous donnant les raisons de cette rupture même si on devine que la crise n'a pas été provoquée par un agent extérieur mais que l'économie bancale de ce couple a fini par s'écrouler sur elle même. Après le krach vient le temps de la gestion des conséquences de la crise et ce qui importe n'est pas de savoir qui a provoqué la rupture mais comment s'en sortir, préserver l'essentiel, ce lien qui ne peut et ne doit pas se défaire, dès lors qu'on a des enfants, et survivra à la fin du couple. Chacun essaye de se créer son propre espace dans cet appartement cossu, pourtant perçu comme exigu et oppressant quand la présence de l'autre est devenue insupportable. La combativité et la force de caractère de Marie se heurtent au dilettantisme de Boris qui traverse cette période avec une légèreté qui ne cesse de l'agacer. Le tableau est posé dès la première scène, où Marie rentrée avec ses filles, s'active pour préparer le dîner, gérer les devoirs et le bain. Tel un documentariste, Lafosse suit les déplacements de cette femme dans ce qui constitue sa routine quotidienne. S'affairant dans la cuisine puis dans le salon en essayant d'obtenir l'attention de ses filles, elle est toujours présente dans le cadre dans lequel finit par faire irruption Boris, d'abord interpellé hors champ, qui se voit reprocher sa présence, contraire à l'organisation mise en place, chacun ayant une journée déterminée avec leurs filles. L'équilibre des forces en présence est ainsi posé dès le début du récit. Les règles de fonctionnement de cette " période grise ", successive à la rupture et précédant le divorce ont été posées par Marie, complètement investie dans son rôle de mère et qui tente de mettre un peu d'ordre dans ce chaos. Face à elle, Boris est l'archétype du père cool, présent pour les jeux mais peu investi dans le quotidien. Cédric Kahn dont c'est le premier rôle de cette importance, démontre qu'il a au moins autant de talent comme acteur que celui qu'on lui connaît comme metteur en scène. Il est formidable, jouant avec virtuosité toutes les notes de la partition complexe de ce personnage à l'égard duquel, comme Marie, on éprouve des sentiments contradictoires. Il a notamment une scène dans laquelle il entre " par effraction ", sa présence n'étant pas souhaitée à ce dîner organisée avec les amis de Marie, et dans laquelle il finit par capter toute l'attention, jouant de son auditoire, le poussant dans ses retranchements avec un détachement feint derrière lequel pointe une rage qui menace d'éclater. L'entêtement de Boris à ne rien céder, notamment quand il s'agit de faire valoir son bon droit sur la part qui lui reviendrait dans la vente de cet appartement, a quelque chose d'enfantin, tant il semble ne pas faillir et en user peut être pour rendre cette séparation impossible. Joachim Lafosse touche là aussi à quelque chose de très juste. Ces différences qui semblent être le charme et parfois le ciment d'une union, deviennent un poison lorsque l'amour n'est plus là. Même s'il y a une part de et de provocation, Boris ne cesse de tancer Marie sur le fait qu'elle soit bien née et n'ayant d'autre valeur que l'argent, ne reconnaît pas ce qu'il a pu apporter par son travail. De même tout chez Boris indispose Marie, notamment cette désinvolture qui avait pourtant dû la séduire. A l'heure de déposer le bilan et de solder les comptes, chacun met en avant ce qu'il a apporté dans cette économie, cherche ce qui rendait inéluctable la fin de l'histoire, comme pour se rassurer et se donner les moyens (moraux et financiers) de repartir de l'avant.
Au milieu de son récit, Joachim Lafosse réussit le même type de miracle que celui accomplit par Dolan dans Mommy. En une scène musicale, avec un choix de chanson pour le moins surprenant ( Bella de Maître Gims!) qu'on n'imagine pas pouvoir créer de l'émotion, il parvient à cristalliser les sentiments et les enjeux, à fissurer l'écran puis le faire exploser, avec une charge émotionnelle totalement inattendue. Emporté par le souffle de l'explosion des sentiments unissant encore cette famille, on est plus que jamais impliqué dans leur histoire, attachés à ces personnages, complexes et parfois contradictoires. Nul besoin de prendre parti pour l'un ou pour l'autre, ce qui compte c'est que tout cela finisse bien. Ce type de récit fait immanquablement appel au vécu du spectateur, à quelque chose de très intime, nécessite qu'à un moment il devienne acteur, partie prenante dans l'histoire de ce couple. Joachim Lafosse y parvient avec une infinie délicatesse, évoluant pourtant sur un fil, parvenant à transcender un scénario et un cadre imposé qui, entre d'autres mains aurait pu donner une énième caricature d'un cinéma petit bourgeois, enfermé entre quatre murs haussmanniens. Le grand cinéma naît des intentions qu'on y met et de l'universalité de son propos. Comme une piqûre de rappel, Joachim Lafosse démontre qu'on peut faire du grand cinéma dans un petit espace, sans effets spectaculaires.
Titre Original: L'ÉCONOMIE DU COUPLE
Réalisé par: Johachim Lafosse
Casting : Bérénice Béjo, Cédric Kahn, Marthe Keller,
Catherine Salée, Jade Soentjens, Margaux Soentjens ...
Genre: Comédie dramatique
Sortie le: 10 août 2016
Distribué par: Le Pacte