NOCTURAMA : Rencontre avec Bertrand Bonello

Après son hypnotique Saint Laurent, Bertrand Bonello offre avec Nocturama (voir notre critique ici) un nouveau bijou particulièrement abouti. Il nous dresse le portrait d’une bande de jeunes qui, acculés par l’austérité d’un système qui ne les laisse plus respirer, décide de commettre le pire. Avant de se regrouper, le temps d’une nuit, dans un lieu vaste et isolé, pensant échapper ainsi aux autorités, sans se douter du dénouement tragique et inéluctable. Interview avec l’un des cinéastes français les plus passionnants du moment.

Votre film révèle une identité visuelle, sonore et narrative très particulière. Dans une première partie on voit vos personnages commettre leur forfait puis se cacher durant toute la seconde. Le tout avec beaucoup de variations en termes de cadrage, de couleurs et de choix musicaux… Votre sujet est délicat. Il a nécessité sans doute différents aspects de mise en scène, non ?

Bertrand Bonello : Disons qu’après avoir réalisé un film d’époque comme L’Apollonide, j’avais envie de revenir à quelque chose de plus contemporain et il se trouve que mon sentiment du contemporain, c’est un climat tellement tendu qu’il finit par exploser. Et puis je n’avais pas envie de faire un film qui soit trop axé sur le discours, j’ai donc fait le choix de le traiter par l’action.

Pour ce qui est de la structure, c’est vrai que le film est plutôt divisé en deux parties. La première est extérieure tandis que la seconde est intérieure. On a une première partie tout en mouvement où les personnages se trouvent dans une dynamique puisqu’ils mettent leur plan à exécution puis une seconde partie plus arrêtée où les personnages s’arrêtent eux-mêmes. Ils se cachent toute la nuit dans ce grand magasin que l’on peut voir comme une sorte de recréation du monde. Ils en viennent alors à former une micro société, où ils doivent réapprendre à vivre ensemble et où chacun va pouvoir vivre ses fantasmes. J’ai vraiment pensé la mise en scène pour que chaque partie puisse se répondre l’une à l’autre, tout en se contrastant.

Dans la première partie, on est dans un aspect ultra réaliste tandis que la seconde approche davantage une sorte d’abstraction, voire de poésie. Aussi bien dans le style visuel que dans les choix musicaux. Au début, il y a plutôt du score que j’ai composé moi-même dès l’écriture du scénario tandis que lorsqu’ils se retrouvent enfermés dans le magasin, ce sont des morceaux existants qu’ils écoutent eux-mêmes pour tuer le temps. Donc les deux parties se répondent, elles ne sont pas vraiment opposées mais elles forment un contraste qui donne aussi une ambiguïté au film que j’ai conçu comme un « film cerveau » avec deux hémisphères.

bertrand-bonello-1

Vous révélez toute une bande de jeunes comédien(ne)s empreints d’une cinégénie magnifique. Comment rassembler autant de personnages si différents ?

BB : Après avoir fait L’Apollonide, je savais à quel point c’était complexe de composer un groupe homogène tout en veillant à ce que chacun ait sa propre individualité. Chaque comédien(ne) apporte sa musique personnelle et mon travail consiste à m’assurer que l’ensemble puisse s’accorder. C’est un processus très long à mettre en place, en l’occurrence ici le casting a duré neuf mois. Je tenais à mélanger ceux qui avaient un peu travaillé sur des plateaux de cinéma et d’autres pas du tout. Le fait de montrer des nouveaux visages apportait une certaine beauté et une fraicheur au film…

Vous avez raison. Il s’agit même d’un film sur la jeunesse… Enfin, disons une jeunesse qui s’est perdue, sans que vous fassiez référence aux récents événements terroristes qui ont frappé tragiquement la France ?

BB : Je pense que le film a effectivement plus à voir avec une idée d’insurrection et de révolution plutôt que de terrorisme. On a là des jeunes à qui on a dit, depuis qu’ils sont nés, que ça allait être une catastrophe. Et eux décident de dire non. Ils sont d’ailleurs assez pacifistes car malgré la violence de leur geste, ils n’ont aucune idée de meurtre même s’il y a des dérapages et qu’ils en viennent à commettre des actes violents. Ils sont plus dans quelque chose qui relève de la pulsion. Ce qui est très humain, même si je ne l’approuve pas.

Votre montage est également très habile puisque vous insérez quelques scènes de flash-back afin de montrer l’élaboration de leur plan mais sans jamais tomber dans quelque chose de trop explicatif.

BB : Les scènes de flash-back sont là pour des raisons de tension dramatique car durant toute la première partie, on est dans quelques chose d’assez hypnotique et au moment où le spectateur commence à entrer dans l’histoire, on le coupe dans son élan pour mieux le surprendre et l’amener ailleurs, avant de le récupérer. Cela apporte une sorte de musicalité dramatique. Et puis il y autre chose, c’est que l’on a besoin de passer un peu de temps avec ces personnages, sans trop expliquer les choses effectivement mais en les incarnant et en montrant aussi, comment ces jeunes, qui ne sont ni du même quartier ni du même milieu social, peuvent se rencontrer.

Si on reste sur le montage, vous vous prêtez également à une sorte de jeu très intéressant vers la fin du film où vous filmez puis montez plusieurs mêmes scènes du point de vue de plusieurs personnages…

BB : Oui car on est dans un lieu très vaste, avec beaucoup de personnages et cet aspect du montage me permettait de resituer chacun d’entre eux géographiquement. De plus, la nuit étant très avancée, cela me permet également de brouiller le temps et de donner un aspect plus tourbillonnant et moins clair de leur environnement. Je pense que c’est aussi dans cet état là que se trouve leur esprit à ce moment du film.

bertrand-bonello-2

D’ailleurs, vous n’adoptez que le point de vue de ces jeunes. On n’a jamais de précisions ni sur les conséquences de leurs actes ni des réactions du monde extérieur ?

BB : Il n’y a pas de montage parallèle car je tenais à laisser beaucoup de questions hors-champ, comme le fait de savoir s’ils ont causé des morts ou non… Ou comment la police avance dans son enquête pour les identifier et les retrouver. Le premier choix radical que j’ai fait et auquel je devais me tenir, c’était de raconter cette histoire uniquement de leur point de vue, sans verser dans les explications pour mieux se concentrer sur l’action. Ici, c’est le geste qui est perçu comme un acte politique plutôt que le discours. Et puis leurs motivations sont évidentes… Quand on voit le monde dans lequel on vit, avec tous ces scandales qui éclatent en permanence… Comme le dit l’un des personnages du film : « Ça devait arriver… ».

fois dans le magasin, leurs comportements sont pour le moins étranges, voire incohérents. Je pense notamment au personnage joué par Finnegan Oldfield qui sort plusieurs fois du magasin, tente même de s’enfuir et puis revient…

BB : Je pense que c’est en fabriquant des comportements faits de paradoxes et de contrastes que l’on obtient quelque chose de juste. On est vraiment dans la pulsion dont je vous parlais à l’instant. Il sort fumer une clope puis il revient puis il ressort puis il essaie de partir puis il comprend que finalement, ils sont tous allés trop loin en commettant un acte si radical et que leur monde n’est plus à l’extérieur mais dans ce magasin, alors il revient. Dans une nuit pareille, la conscience n’a d’égale que l’inconscience. J’ai donc beaucoup travaillé sur plein de petites absurdités qui incarnent beaucoup les personnages et ce qu’ils vivent.

Et enfin, pour conclure, il y a deux scènes, selon moi, où vous atteignez une certaine grâce aussi bien dans l’émotion que la mise en scène. D’abord quand ils dansent tous ensemble la veille de commettre les attentats puis quand l’un d’eux chante My Way dans le grand magasin. Que pouvez vous nous dire sur ces deux scènes ?

BB : Dans la première partie, chaque membre du groupe est assez isolé lors de la mise en place des attentats or il me fallait au moins un moment pour tous les réunir mais sans passer par le dialogue ou le discours. D’où l’idée de ce flash-back qui permet de les montrer tous ensemble la veille du jour fatidique, de les réunir au sein d’une musique et de les faire entrer dans une sorte de transe commune. C’est probablement la scène que j’ai le moins dirigé, je leur ai demandé de se laisser aller au son de la musique et de bouger, danser, s’enlacer comme ils le ressentaient. Quant à la seconde scène que vous évoquez, ce magasin est vraiment le lieu de tous les possibles donc ce personnage s’autorise là, ce qu’il ne s’autoriserait jamais dans le monde réel. Dans ce film, il y a quelque chose de l’ordre de l’explosion au sens propre comme au figuré… Un peu à la manière d’une fête… D’ailleurs, le premier titre du film était Paris est une fête avant de devenir Nocturama. Et puis cette scène a également une dimension très tragique car on sent que l’on approche de la fin du film.

Sortie le 31 août 2016.

Propos recueillis par Le Cinéphile Reporter.