NOCTURAMA : Le cycle de la mort ★★★★★+♥

Par Le Cinéphile Anonyme @CinephilAnonyme

Bertrand Bonello signe un nouveau choc cinématographique qui transcende aisément l’actualité auquel on pourrait le raccrocher.

Le cinéma de Bertrand Bonello use avec brio des limites du cadre comme compléments de ses sujets, qui appellent à une recherche de confinement aussi bien spatial (L’Apollonide) que mental (Saint-Laurent), et ne pouvant mener qu’à son explosion. Par le simple déroulé de son récit, Nocturama sonne comme le paroxysme de ce modèle. Le long-métrage, qui suit un groupe de jeunes terroristes faisant sauter plusieurs bombes au cœur de Paris, se divise en deux parties. La première les suit déambulant dans la capitale, se croisant et se séparant dans la rue ou dans le métro et se coordonnant pour mener à bien leur mission. La seconde devient un huis-clos, après les attentats, où la bande se cache dans un grand magasin à sa fermeture. Ces deux espaces, à priori antinomiques, possèdent pourtant le même aspect labyrinthique, preuve de l’emprisonnement d’une société aussi bien dans sa version réelle (la ville) que dans sa miniaturisation (le magasin).

Bien évidemment, avec un tel propos, on pourrait penser que le film exploite l’actualité pour choquer, mais Bonello a cette idée en tête depuis longtemps (il a même envisagé un film sur le terrorisme aux USA juste avant le 11-septembre), prémonition sans doute lucide des durs temps à venir. Dès lors, il est clair que Nocturama s’inscrit dans son époque et s’impose comme une œuvre nécessaire, contrant l’habituel manichéisme des médias et de la culture sur une question aussi sensible. Cependant, il est avant tout un bijou à l’universalité poignante, une nouvelle pierre à l’édifice de plus en plus solide de l’un des cinéastes français les plus ambitieux du moment, rejoignant le reste de sa filmographie dans la description de la fin inévitable d’un monde.

La principale force du métrage est ainsi d’éviter toute forme de discours, de raconter son histoire dans une unique volonté d’immersion, avec une croyance inébranlable dans le pouvoir des images. Orchestré comme un ballet, les différents parcours des membres du groupe jouissent de la précision absolue de la mise en scène, captant le langage des corps dans un silence de mort qui en dit bien plus qu’une revendication politique. Le brillant montage alterné du cinéaste, couplé à l’apparition régulière de l’heure, définit les trajets de chacun en en embrassant la vie, à l’instar du Elephant de Gus Van Sant. Si Nocturama se rapproche alors d’une forme hypnotisante d’abstraction, son utilisation habile du hors-champ ou de la division du cadre (notamment par du split screen ou l’apparition d’une page web dans le décor) engendre une peur de l’invisible, de ce qui peut surgir par surprise. Il touche, même dans ses moments les plus calmes, à la tension due à une insurrection et à ses conséquences, le plus effrayant étant peut-être de ne pas connaître les raisons de ces attentats. Bonello aime trop ses personnages pour les enfermer dans des cases, et préfère au contraire les faire venir d’horizons sociaux différents (le fils à papa préparé pour l’ENA, des étudiants venus de Seine Saint-Denis ou même des chômeurs). La question n’est pas de savoir pourquoi ils agissent, mais comment ils ont pu se rencontrer avec cette ambition commune.

A aucun moment le réalisateur ne porte de jugement sur ses protagonistes, malgré la naïveté de leur action, et c’est en cela que Nocturama évite tous les pièges qui l’auraient desservi. Loin d’une moralisation à deux francs, Bertrand Bonello privilégie une empathie sincère pour ce groupe métaphorique d’une génération perdue qui ne sait plus comment se faire entendre. La subtilité de sa scénographie dépeint les relations des uns envers les autres par le seul placement des corps et ce qu’ils expriment. Les mots sont devenus inutiles, et ces jeunes tentent par tous les moyens de trouver une manière de s’exprimer, qu’ils trouvent dans l’acte, dans la cinétique, et non dans la parole. A deux reprises, Bonello offre une scène de danse aux allures de transe, tel un instant suspendu dans le temps où tout le monde semble en communion. La musique, majoritairement électronique, définit alors la symbolique de la boucle, de la répétition au sein de la mise en scène du cinéaste.

Avec la minutie de sa spatialisation, digne de McTiernan ou de Carpenter (dont il s’inspire visiblement), il joue avec les différents points de vue de ses personnages pour les replacer dans l’espace à un instant T, ce qui amène à quelques retours en arrière, comme une stagnation de l’action. Ce qu’ils vivent en pensant changer le monde n’est au final qu’une manipulation du système qu’ils combattent. Le magasin, qu’ils s’imaginent comme un cocon temporaire, ne fait que résumer de façon fantasmatique une société de consommation à laquelle ils appartiennent. Dans l’une des plus belles scènes du film, l’un des personnages, en tenue Nike, se retrouve face à un mannequin habillé avec les mêmes vêtements. Ils se retrouvent ainsi confrontés à leurs propres contradictions, au fait de pas tant avoir révolutionné le monde que de se l’être approprié le temps d’un nuit, tels des enfants qui auraient la liberté d’entreprendre ce qu’ils désirent. Le magasin n’est qu’une autre prison, une mini-société au sein même de la société, où le jeu est de devenir adulte le plus vite possible, de faire les courses, de conduire une voiture (un kart en l’occurrence) et même de se fiancer.

Dès lors, si la puissance de la réalisation de Bertrand Bonello laisse planer un sentiment de mort constant, Nocturama est un film plein de vie, un film sur une colère intarissable et intemporelle. Dans un élan fataliste, l’un des personnages explique que « la civilisation apparaît comme la condition suffisante de la rupture de la civilisation ». Une boucle, encore une fois, celle de la destruction inévitable de ce qui a été construit. Une boucle qui devient évidente, exprimée par cette superbe séquence où David (Finnegan Oldfield) ose sortir du grand magasin pour explorer un hors-champ qui lui est insupportable. Il tombe alors sur une passante (incarnée par Adèle Haenel) qui lui dit en toute franchise : « Ça devait arriver ». Avec cette simple phrase, Bonello brise une glace que l’on pensait intouchable pour les années à venir, et la mène en plus vers le terrain purement immersif du cinéma de genre en flirtant dans sa dernière partie avec le film d’action.

Nocturama puise donc dans le meilleur de la production hexagonale, en étant constamment au service de ses personnages qu’il filme avec une réelle tendresse. Mais il en est aussi l’antithèse, une pure fiction qui tient son programme de bout en bout, en se souciant peu de la bien-pensance actuelle. Il croit dans le pouvoir de suggestion de ces quatre bords qui forment un plan, et de l’exigence requise pour lui donner un sens. Chaque cadre, chaque mouvement de caméra et chaque coupe de montage révèlent un regard ambitieux et esthétique qui manque tant au cinéma français. Ce talent de metteur en scène, Bertrand Bonello l’emploie pour la magnificence des limites de l’écran, à cet objet de confinement qu’il fait ensuite voler en éclats, ici dans un brasier qui conclut cette expérience nihiliste d’une puissance rare.

Réalisé par Bertrand Bonello, avec Finnegan Oldfield, Hamza Meziani, Manal Issa

Sortie le 31 août 2016.