FRANTZ : Rencontre avec François Ozon

François Ozon est à l’heure actuelle l’une des valeurs sûres du cinéma français. Amoureux de la fiction toujours à la recherche de sujets nouveaux, il offre aujourd’hui, avec son dernier film Frantz (lire notre critique), un drame sentimental à la fin de la Première Guerre mondiale. Nous avons rencontré le cinéaste pour l’interroger sur ce long-métrage porté par le pouvoir de l’imaginaire, mais aussi sur les obsessions qui jalonnent sa filmographie.

Comment avez-vous découvert la pièce de Maurice Rostand sur laquelle est basé Frantz, et pourquoi avoir voulu l’adapter ?

François Ozon : C’est un ami proche qui m’a parlé de cette pièce. J’ai beaucoup aimé le point de départ, l’histoire de ce jeune homme qui va en Allemagne juste après la Première Guerre mondiale déposer des fleurs sur la tombe d’un soldat allemand. J’aimais bien ce mystère, sauf qu’on révélait le secret du personnage dès le début de la pièce. En y réfléchissant, je me suis dit que je m’intéressais plus au personnage de la jeune fille qui se demande pourquoi il vient. Et puis, en commençant à travailler dessus, j’apprends que Lubitsch en a déjà fait une adaptation. Je pense alors à laisser tomber. Après tout, comment passer après Lubitsch ? Mais en voyant le film, je me suis rendu compte que c’était très proche de la pièce, et que Lubitsch l’avait fait dans les années 30, donc sans savoir qu’une Seconde Guerre moniale allait arriver. Du coup, il est très idéaliste sur la relation franco-allemande, ce qui le rend très beau par ailleurs. Mais je savais que je voulais faire un film très différent, avec une seconde partie absente de la pièce.

Certains films qui mettent en scène plusieurs pays emploient la suspension d’incrédulité pour ne tourner qu’en une seule langue que tout le monde comprend et parle. Vous, vous choisissez de faire Frantz en français et en allemand. Pourquoi ce challenge et quelle difficulté cela représente ?

F.O. : Pour moi, c’était évident qu’il fallait tourner en français et en allemand parce que c’est l’un des thèmes principaux : la relation franco-allemande, la relation entre ces deux pays, entre ces deux cultures, entre ces deux langues. En plus, je trouvais que c’était intéressant par rapport au personnage d’Adrien [Pierre Niney, ndlr], qui arrive en Allemagne et doit révéler quelque chose dans une langue différente de sa langue maternelle. C’est pour ça qu’il a du mal à s’exprimer et que le film se déroule de cette manière. C’est quelque chose sur lequel je voulais jouer, c’est un élément scénaristique primordial. Après, il est vrai qu’on voit ces films souvent américains où tout le monde en Allemagne parle anglais ou fait des accents bidons. J’ai l’impression que le spectateur d’aujourd’hui ne l’accepte plus. Et puis je voulais quelque chose de très réel, de véridique.

Et pour ce qui est de la reconstitution historique, de la fidélité à l’esthétique de l’époque ?

F.O. : J’ai eu un budget plutôt confortable pour un film d’époque. Par rapport aux décors, le fait de tout passer en noir et blanc permettait de les rendre plus réels parce qu’aujourd’hui, tout est extrêmement rénové. Ça se voit moins avec le noir et blanc, mais c’était aussi un choix esthétique. Je raconte une période de deuil juste après une guerre qui a fait des millions de morts. Je trouvais que le noir et blanc correspondait bien esthétiquement à 1919, l’année que je voulais montrer.

Justement, par rapport au noir et blanc, je trouve que vous lui offrez une belle portée symbolique, ainsi qu’une vraie mise en valeur en le contrastant par un usage ponctuel de la couleur.

F.O. : C’est vrai que mon goût pour la couleur faisait que j’étais un peu frustré, notamment par rapport à la scène dans la nature, où j’avais demandé à la personne qui faisait les repérages un paysage à la Caspar David Friedrich. Du coup, je trouvais dommage de ne pas pouvoir filmer ce paysage en couleurs. J’ai donc eu l’idée qu’elles devaient irriguer par moments le film, un peu comme le sang reprend dans les veines de tous ces gens, qui sont un peu comme des morts-vivants. Après, la couleur n’est pas quelque chose de rationnel dans le film, il n’y a pas de logique. Je me suis donné l’autorisation au montage de tester de ce qui fonctionnait ou pas.

Pour ma part, j’y ai perçu l’idée du mensonge, qui finit par tellement transcender la réalité que la couleur, donc la fiction, prend le pas sur la réalité.

F.O. : Bien sûr, mais le mensonge redonne la vie. Il redonne la vie aux parents et à Anna [Paula Beer, ndlr]. C’est tout le paradoxe. Il a quelque chose de bienfaisant.

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Ces thématiques du mensonge et de la double-vie jalonnent votre filmographie. Je trouve que Frantz atteint un certain paroxysme dans votre traitement des questions que ces sujets sous-tendent.

F.O. : Je ne sais pas si c’est le mensonge ou le secret, mais c’est vrai que j’aime bien les personnages qui ont des double-vies, entre le réel et le fantasme. Ils ont besoin d’avoir un imaginaire qui leur permet de supporter le réel. On le voyait notamment dans Sous le sable, qui est aussi un film sur le deuil, où une femme imagine qu’elle vit avec son mari alors qu’on sait qu’il est décédé. Dans Jeune et jolie et Dans la maison, c’est vrai que les héros ont besoin d’avoir une double-vie et de se créer un personnage. Là, avec Anna (hésitation), il y a la possibilité de quelque chose de double, mais finalement, ce film ne se termine pas comme les autres. Il y a plus de souffrance peut-être.

J’ai beaucoup aimé votre regard à la fois plein d’espoir et lucide sur le besoin de la fiction et la douleur qu’elle peut engendrer. Personnellement, j’ai vu Anna comme une sorte de métaphore de l’artiste en souffrance, qui est la seule personne à vivre avec la conscience de la réalité, sans jamais pouvoir la divulguer.

F.O. : Oui, je pense que le parcours d’Anna est très douloureux. Elle traverse des étapes compliquées mais pour moi, la fin est une happy-end. Elle est émancipée. Elle a compris des choses et elle les regarde à distance, comme une spectatrice, alors qu’avant elle était actrice de cette histoire. L’idée était donc de dire qu’elle avait un nouveau regard sur tout ça. Pour moi, ce qui aurait été catastrophique, c’est de voir Adrien la retenir sur le quai de la gare et qu’elle reste. Elle serait alors redevenue victime de ce récit. Le fait d’y échapper et de reprendre sa liberté, c’est ce qui la sauve à mon avis. Je ne sais pas si c’est une artiste. Je pense plutôt qu’elle devient adulte, et je ne suis pas sûr que les artistes soient des adultes.

Le cinéma français peut parfois avoir tendance à se complaire dans une forme de discours qui empêche la fiction de se développer. Ce qui frappe avec Frantz, c’est que malgré la mise en abyme que vous offrez du cinéma, vous restez constamment focalisé sur vos personnages, avec la simple envie de raconter une histoire.

F.O. : Pour moi, c’est très important de s’interroger sur la place du spectateur, et je veux qu’il y ait une interaction permanente entre lui et le film. J’essaie tout le temps de me poser les questions : « Qu’est-ce qu’il va comprendre ? Qu’est-ce qu’il va penser ? Qu’est-ce qu’il va ressentir ? ». Après, il peut m’arriver de me tromper, les choses ne sont pas toujours comme on le veut, mais je pense toujours à lui. Je fais en sorte qu’il soit accroché, qu’il ait des signes, qu’il ait des pistes, qu’elles soient fausses ou vraies. Je ne fais pas le film que pour moi. Il y a l’idée d’un échange avec le spectateur, pour qu’il suive une histoire et qu’il ne s’ennuie pas. Mais c’est aussi important de jouer avec son imaginaire, de projeter des choses sur le récit. En ce moment, on fait des débats avec le public en province, et les gens ont plein d’interprétations. Ils voient des choses que je n’ai pas forcément voulu mettre, mais ça me plaît. Le film vit et est approprié par le public.

Vous arrivez toujours à trouver des sujets très différents à mettre en scène, parfois compliqués à réaliser dans le paysage cinématographique français. Est-ce difficile de lancer un projet comme Frantz ? Est-ce qu’il y a des concessions à faire sur ce type de films ?

F.O. : Sur un film comme Frantz, ça a effectivement été difficile, mais je me suis battu pour le tourner exactement comme je le voulais. C’est vrai que très vite, du point de vue de la production, on m’a dit que ce serait bien d’inverser l’histoire, que ça se passe en France et que ce soit un acteur allemand qui vienne. Tout de suite, j’ai expliqué que ce n’était pas du tout l’histoire que je voulais raconter. Moi, je voulais faire le film du côté des perdants. C’est un point de vue de la guerre de 14-18 que le cinéma a peu présenté, et c’est aussi ça qui m’excitait. Il s’agissait de la première pilule à faire avaler aux producteurs. La deuxième, ça a été le noir et blanc, mais ils ont vite compris que c’était un choix artistique. Et pour les rassurer, je leur ai dit que c’était un argument économique puisque ça allait coûter moins cher. La troisième, ça a été la langue. La chance que j’ai, c’est que j’ai fait des films qui ont marché auparavant, donc je peux plus facilement me battre pour mes projets, sans que le budget soit de cinquante millions d’euros. On reste dans une économie assez classique. Cependant, je pense qu’il aurait peut-être été plus dur pour un autre réalisateur de monter ce film en conservant ces choix artistiques. Donc finalement, non, je n’ai pas vraiment eu de contraintes, ou je m’en suis libéré en tout cas.

François Ozon sur le tournage d'Une nouvelle amie.

François Ozon sur le tournage d’Une nouvelle amie.

J’aime beaucoup votre approche du hors-champ dans le film, qui tourne autour d’un personnage absent. Et ce n’est pas que visuel, parce que vous avez une utilisation du silence qui en devient oppressant, tel un silence de mort. Et puis, vous avez l’habitude de travailler avec Philippe Rombi à la musique, qui a su livré une partition qui respecte cette épure.

F.O. : Très vite, au son, on s’est rendu compte que mettre beaucoup d’éléments ne fonctionnait pas. Le film paraissait faux. Et un jour, j’ai revu Le Ruban Blanc de Michael Haneke, et je me suis rendu compte qu’il y avait très peu de son, ce qui créait paradoxalement une réelle tension. Maintenant, quand on regarde un film d’époque, on entend tout, des calèches aux bruits sur le pavé. Au final, on a passé beaucoup de temps au mixage à gommer, à enlever des sons qui avaient été rajoutés pour enrichir l’ensemble. On a privilégié la sobriété, tout comme avec la musique. J’ai demandé à Philippe Rombi une partition plutôt austère et très parcimonieuse.

Le contexte historique que vous dépeignez aurait pu être un piège, en prenant le dessus sur la vie de vos personnages. Comment mêler ces existences au sein de l’Histoire ?

F.O. : Il est vrai que le contexte est précis et réel. Des historiens ont vu le film et l’ont validé. J’en suis heureux parce qu’on a fait un gros travail de reconstitution pour être le plus proche possible de la réalité. Après, je pense qu’on est surinformés sur la Première Guerre mondiale, donc il y a certaines choses que j’ai juste évoqué. Le spectateur peut projeter ce qu’il connaît de cette période sur ce qui est avant tout un film de sentiments. Je raconte une petite histoire dans la grande, avec des liens entre les deux. Adrien et Anna ont tous les deux subi la guerre et leurs effets. Leur relation est aussi le symbole de la relation franco-allemande. Elle est impossible à ce moment là. Pour ce qui est de l’équilibre, je ne m’en suis pas vraiment rendu compte. Certaines scènes me paraissaient importantes, comme celle où le père de Frantz va parler aux autres pères de soldats défunts, qui est d’ailleurs dans le film de Lubitsch. C’est une séquence où tout d’un coup, on perd le point de vue des héros. On décroche le centre du récit pour comprendre l’humiliation que ressentent les Allemands et le nationalisme naissant.

En ayant cette approche humaniste de ce sujet et un regard conscient du futur de la France et de l’Allemagne à cette époque, n’y a-t-il pas une volonté de poser des problématiques plus contemporaines et universelles ?

F.O. : Avec cette histoire, j’ai tout de suite senti qu’on parlait de façon indirecte d’aujourd’hui. Quand on voit ce qui se passe avec la crise de l’Europe, le discours de certains politiques qui redemandent des frontières, la montée des nationalismes, voire même le Brexit – bien que ce soit arrivé après le tournage –, toutes ces choses là font écho et c’est ce qui m’intéresse. Le spectateur peut sentir que l’Histoire se répète, et même si on s’est créés de nouveaux ennemis, on conserve cette peur de l’étranger.

Comment s’est déroulé votre casting ?

F.O. : Pour Pierre Niney, ça m’a paru évident. Il me fallait un acteur de cette génération, et peu pouvaient jouer ce rôle. Il a une formation classique et il est très travailleur. Il ne parlait pas l’allemand donc il l’a appris, tout comme il ne jouait pas du violon ou dansait la valse. Il était vraiment très investi et je l’avais vu dans d’autres films où je l’avais trouvé très émouvant. Par ailleurs, il a une tête à jouer dans un film d’époque. Il suffit de lui mettre une moustache et l’uniforme, et on croit voir un poilu de 1918. Pour Paula Beer, j’ai fait un casting parce que je ne connaissais pas du tout les jeunes actrices allemandes. Paula parlait un peu le français et je l’ai tout de suite trouvée très photogénique et très mûre pour son âge. Elle avait vingt ans et une mélancolie dans les yeux, quelque chose de très touchant. Et en faisant des essais entre Pierre et Paula, le duo a tout de suite fonctionné.

François Ozon sur le tournage de Jeune et jolie.

François Ozon sur le tournage de Jeune et jolie.

Une autre thématique passionnante dans votre filmographie est la question du voyeurisme, à laquelle vous raccordez souvent le spectateur et le cinéaste. Néanmoins, vous parvenez aussi, notamment avec Frantz, à trouver une certaine distance pour mieux traiter vos personnages. Est-ce votre réflexion sur ce sujet à évoluer avec le temps ?

F.O. : Tout vient des histoires qu’on raconte. Je pense avoir fait des films où je me mets le spectateur à dos très vite. Avec un long-métrage comme Les Amants criminels, il est difficile de créer une empathie pour les personnages, donc travailler l’identification est très importante. Il y a des films qui fonctionnent sur la fascination, sur la sensation, mais au vu des histoires que je raconte, j’ai besoin d’identification. Là, c’était évident qu’on soit en empathie avec Anna, qu’on partage ses émotions. J’ai beaucoup pensé à l’un de mes anciens films, Angel, où le personnage provoquait beaucoup d’antipathie, et cela engendrait de la distance. Après, Anna a le mérite d’être sympathique et touchante.

Ce qui marque aussi avec vos films, et je pense tout particulièrement à Jeune et jolie, c’est que vous ne jugez jamais vos personnages même quand ils font visiblement les mauvais choix. Vous gardez une distance qui ne tend jamais à moraliser.

F.O. : J’ai envie d’aimer mes personnages et de les comprendre, donc je fais en sorte que le spectateur ne soit pas dans le jugement, pour ne pas les accabler encore plus. Je trouve cela même intéressant lorsqu’ils font des choix moralement discutables, parce qu’on est dans le cadre du cinéma. On peut se permettre au cinéma des choses qu’on ne ferait pas dans la vie. C’est important pour le spectateur, et pour moi aussi, de poser des questions morales. Je ne dirais pas que je garde une neutralité. Pour moi, il y a de l’empathie, mais ce n’est pas forcément de l’identification. Dans Jeune et jolie, ça fonctionne aussi grâce à l’actrice, qui est extrêmement belle et désirable. Elle a un comportement qui peut choquer, mais on aime la regarder. Ça joue encore sur le statut du spectateur voyeur, qui va dans le noir voir des choses défendues. Il se rince l’œil finalement en allant au cinéma. Ce sont des composantes sur lesquelles j’essaie de travailler.

Mais cela ne donne-t-il pas un regard quelque peu critique, voire péjoratif sur le spectateur ?

F.O. : Je crois que les spectateurs, tout comme les réalisateurs, sont des pervers ! On est des pervers polymorphes, des enfants. On cherche du plaisir et pas toujours dans des endroits très « catholiques ». Mais après tout, ce n’est que du cinéma. Il y a une dimension cathartique, qui peut faire du bien à certaines personnes. Pour les deux fous qui vont s’inspirer d’un film pour commettre des meurtres, combien de millions de spectateurs regardent des actes violents et reprennent ensuite leur petite vie normalement ?

Je trouve que vous êtes une exception dans le paysage cinématographique français. Votre approche très assumée de la fiction paraît assez éloignée du naturalisme dominant. Est-ce que vous reprochez certaines choses au cinéma français, et est-ce que vous vous voyez vous-même en marge du système ?

F.O. : J’ai beaucoup de mal à me situer dans le cinéma français, mais je m’y sens bien. Je trouve qu’il y a une grande variété, beaucoup de liberté, et une possibilité de faire des films radicaux, par rapport à d’autres pays. On a une radicalité en France qui est soutenue, peut-être pas assez mais elle l’est malgré tout. Il y a une vraie émulation à faire partie du cinéma français. Après, mes goûts vont plus vers certains films américains, parce que j’aime la narration. Cependant, beaucoup de films français ont été importants pour moi et je me sens proche de certains cinéastes comme Rohmer ou Pialat. Aujourd’hui, plein de gens m’intéressent. Je suis content qu’il y ait des réalisateurs comme Alain Guiraudie, Bertrand Bonello, Christophe Honoré ou encore Arnaud Desplechin. On a des propositions de cinéma.

Propos recueillis par Le Cinéphile Cinévore.