Les délices de Tokyo de Naomi Kawase, Japon, 2016,1h53
Sentari tient, dans la ville, une petite échoppe de dorayakis, fameux gâteaux japonais aux haricots rouges. Taciturne et solitaire il ne cotoie guère que ses quelques clients dont des collégiennes rieuses et bavardes qui passent quotidiennement. Wakana est l’une d’elle. Plus discrète et renfermée, elle est aussi plus à même d’entendre les autres.
Tokue, une vieille dame dont les doigts ont été abîmés par la maladie demande à se faire engager comme cuisinière auprès de Sentari. D’abord réticent, il accepte finalement. La recette de la nouvelle employée permet à la petite boutique de connaître un succès retentissant dans toute la ville.
L’actrice qui joue le rôle de Tokue est tout à fait fascinante, tout en douceur et retenue, à l’image de ce film.
Adapté du roman de Durian Sukegawa, l’œuvre est d’abord une évocation du temps qui passe, donnée essentielle de cette histoire qui suit d’ailleurs les quatre saisons. Savoir goûter l’instant présent, écouter la vie qui se déroule en ce moment même, voici la recette de la vielle dame. Les plans sont longs, le récit suit le rythme des jours qui passent. Le premier jour, Sentaro n’a de cesse de demander à Tokue quand la pâte An pour ses dorayakis sera prête : « cela va encore prendre longtemps ? ». Le temps de Sentaro, rapide, répétitif s’oppose à celui de Tokue, fait de contemplation et de lenteur. Fuir la vie ou la laisser s’écouler, sont deux symptômes d’un même mal. En effet, après une première partie aux allures de conte fantastique, le film aborde un aspect plus sombre pour lever le voile sur une partie de l’histoire japonaise encore taboue. Les dorayakis ne sont que le (doux) prétexte à un sujet douloureux, filmé avec grâce. Si Sentaro, Wakana et Tokue se sont trouvés c’est parce qu’ils partagent la même douleur : on les a amputés d’une partie de leur vie.
La thématique de l’enfermement est rapidement mise en avant. La ville, la boutique, le minuscule appartement de Sentaro, la chambre de Wasaka et la résidence de Tokue sont filmés comme des lieux de privation de liberté. C’est la rencontre de ces trois personnages qui va leur permettre de s’émanciper et de reprendre peu à peu goût à la vie. Ainsi, la boutique est filmée en plans de plus en plus larges, au fur et à mesure que les personnages prennent vie à l’intérieur.
Il est aussi question de courage (oser vivre la vie qu’on aime, avoir le courage de protéger l’autre) et de lâcher prise. « Chacun a son chemin de vie », il faut accepter de le suivre.
Les éléments naturels comme le comportement de chacun des personnages prend peu à peu sens. Le récit fonctionne comme un puzzle où tout finit par s’imbriquer et trouver sa place, y compris le sacré. En effet, la réalisatrice s’attache à filmer la nature, tout comme les ingrédients de la recette, avec beaucoup de gros plans. Elle leur laisse une place prépondérante et leur donne véritablement la parole. En cela, la séquence de préparation de la pâte An par Tokue est magnifique. Les sons et les couleurs sont décuplés et les images des haricots rouges en train de frémir à la cuisson sont comme une incantation.
De même, la ville grise, polluée, bruyante s’oppose à la nature ensoleillée, acueillante et apaisante. Des plans de coupe sur les arbres ou l’eau apparaissent, sans raccord son, parfois même sans son, pour symboliser les différentes évolutions du récit. Ils fonctionnent comme des titres de chapitres aussi mystérieux que mystiques.
La mise en scène fait de Tokue un personnage fantastique, un peu hors du temps, hors de la société, charmant et magique, comme un ange gardien.
Il se dégage de ce film une sensibilité à tous et à tout, une philosophie de vie et une belle leçon d’histoire autant que de résilience. Une douceur au goût amer à savourer.