[Venise 2016] “Paradise” d’Andrei Konchalovsky

ParadiseLe titre, Paradise, fait référence au “Paradis allemand”, l’idée qu’Adolf Hitler et les dignitaires nazis se faisaient d’une société idéale, débarrassée des races impures et des faibles pour ne laisser place qu’à des “Übermensch” aryens. Mais, comme le rappelle l’un des personnages du film, un soldat allemand désabusé “Tout Paradis implique l’existence d’un Enfer”. Et c’est dans cet enfer, celui des camps de concentration, que nous plonge Andrei Konchalovsky.
Certains diront que le sujet n’est pas franchement novateur. Il est vrai que  de nombreux films, de Nuit et brouillard jusqu’au récent Le Fils de Saul, ont tenté de décrire l’horreur des camps d’extermination nazis, avec plus ou moins de succès. Mais il est toujours utile de rappeler cette période peu glorieuse de l’histoire de l’Humanité, afin d’éviter que cette barbarie ne se produise à nouveau, surtout quand la xénophobie, l’antisémitisme et les idées ultra-nationalistes regagnent du terrain un peu partout sur la planète. Et ici, l’innovation vient du point de vue, relativement inédit et particulièrement audacieux, qu’Andrei Konchalovsky utilise pour traiter son sujet.

Les personnages de Paradise ne sont pas des déportés Juifs, des Justes ou des héros, mais des lâches, des criminels, des fous. On trouve un policier français, collaborateur au régime nazi  (Philippe Duquenne), un noble allemand exalté par la construction du “Paradis Allemand” (Christian Clauss), un officier nazi désabusé (Jakob Diehl), un commandant de camp de concentration dépassé par l’ampleur du génocide (Peter Kurth) et une aristocrate russe prête à tout pour survivre à cette période troublée (Yuliya Vysotskaya).
Le cinéaste n’en fait pas vraiment des personnes sympathiques, mais il s’applique à montrer toutes leurs facettes, y compris les plus positives. Ainsi, on découvre que le collabo n’a décidé de prendre le parti des allemands que pour protéger sa famille. Cela n’ôte rien de l’ignominie des ordres qu’il a pu donner – les rafles de Juifs parisiens, la torture de membres de la Résistance… –  mais cela lui redonne un peu de son humanité. De même, on découvre que les soldats nazis seraient des personnes très fréquentables, cultivées et raffinées, s’ils n’adhéraient pas aux idéaux barbares d’Hitler et du troisième Reich.
A l’inverse, le portrait des prisonniers des camps n’est pas flatteur. Contrairement à ce que l’on peut voir habituellement dans ce genre de film, il n’y a pas de solidarité, pas d’entraide entre les détenues. Juste des vols, des escroqueries, des délations, des passages à tabac… Les plus faibles sont sacrifiées et les autres prisonnières s’empressent de récupérer ses vêtements et ses rares possessions. L’instinct de survie individuelle prend le pas sur la vie en communauté.

Dans des conditions de vie difficiles, éprouvantes, des êtres généreux peuvent se transformer en monstres d’égoïsme, des êtres pacifistes peuvent devenir, directement ou non,  des instruments de mort.
Le concept du film repose sur l’idée que l’être humain est faillible par essence, qu’il peut facilement déraper, mais qu’il est responsable de ses actes devant Dieu, qui jugera qui est digne ou non d’entrer dans son Paradis, loin, très loin, de celui rêvé par les nazis…

La structure radicale du film d’Andrei Konchalovsky ne manquera pas de diviser les spectateurs, tout comme ses choix artistiques (image carrée, cadres étouffants, récit entrecoupé de séquences étranges où les personnages principaux s’adressent directement à la caméra, comme s’ils subissaient un interrogatoire, scénario refusant les effets mélodramatiques,…). Il n’en demeure pas moins un film puissant, parfaitement maîtrisé, qui finit par nous secouer et nous bouleverser. Konchalovsky réussit de surcroît  à faire ressentir l’horreur des camps de concentration sans jamais montrer les images des charniers, des chambres à gaz ou des exécutions sommaires. Il montre tout juste quelques photos de corps squelettiques, empilés sur des charrettes, dans l’album photo du chef de camp. On ressent l’ampleur du génocide quand le personnage central travaille dans le centre de triage des objets récupérés sur les cadavres. On voit alors des montagnes de paires de lunettes, de bagues, de vêtements, qui symbolisent des milliers de morts, victimes de la folie du régime nazi.   On frémit aussi quand le commandant du camp annonce ses problèmes logistiques face au flux croissant de prisonniers et aux limites de capacité des fours crématoires, empêchant de tenir les quotas de 10 000 morts par jour. Les chiffres  donnent le vertige. Comme l’attitude froide du commandant, dénuée de remords, sans aucune compassion pour les victimes.

Andrei Konchalovsky avait raté de peu le Lion d’Or en 2014. Il a cette fois de bonnes chances de décrocher la précieuse récompense, grâce à un film alliant un sujet fort, un traitement audacieux et une mise en scène imposante. Pour nous, il restera de toute façon l’un des grands films de cette 73ème Mostra de Venise.