L’année dernière nous avions chroniqué le dernier film d’Alexandre Sokourov, Francofonia, le Louvre sous l’Occupation, présenté lors du 3ème Festival de cinéma russe de Nice. Cette année, nous faisons un bond, dix ans plus tôt, pour vous présenter Alexandra, une œuvre magistrale, à la fois profondément universelle et intimiste qui nous plonge dans l’attente indicible d’un camp militaire russe en Tchétchénie, faisant courir ombres et lumières sur un conflit dont les origines vaporeuses finissent par échapper à ces belligérants mêmes.
En 2007, en République de Tchétchénie, Alexandra Nikolaevna (Galina Vishhnevskaya) vient rendre visite à son petit-fils Denis (Vasily Shetvtsov), un officier stationnant avec son régiment dans cette province russe dont la possession est contesté par des groupes séparatistes. Seule femme dans ce milieu d’homme, et seul civile parmi les russes, elle découvre un monde où ne s’exprime aucun sentiment, où l’ennui le dispute à l’incompréhension.
Alexandra (Galina Vishhnevskaya)
Lorsque Sokourov décide de filmer Alexandra, il pose sa caméra en Tchétchénie même, comme s’il ne pouvait se résoudre à travestir davantage l’ambiance irréel et délétère régnant après sept ans d’occupation et d’opérations militaires consécutives à la prise de Grozny, à l’écrasement par les troupes fédérales de la résistance tchétchène. Avec le recul nécessaire, l’œuvre de Sokourov ne tente pas d’établir des responsabilités politiques mais plutôt d’établir, au-delà des différences et d’un conflit meurtrier qui ne peut que laisser des traces indélébiles, l’humanité en chacun. On ne sait pas précisément où débarque cette vieille femme un peu gaillarde mais l’on devine que toute la Tchétchénie est restée à l’image de ce no man’s land désolé. Le camp immense où elle séjourne est peuplé par des ombres, des hommes au langage fugace, au regard fuyant, à l’âme vagabonde rêvant d’ailleurs inaccessible, tuant le temps comme ils peuvent. A l’image de Fury, Alexandra parle de guerre sans jamais la nommer, ou très peu, faisant ressentir l’immobilisme et l’attente comme les pires maux, une première mort lente intervenant avant la mort physique, cet entre-deux où l’on reste seule face à ses actes et son âme. A l’image de Denis qui élude les questions fatidiques de sa grand-mère. A-t-il tué ? Nous ne le saurons pas… et par la même, Sokourov lui permet, à nos yeux, de conserver son humanité car il n’y a qu’un pas entre bourreaux et victimes. Qu’en est-il de ces tchétchènes que le pouvoir russe décrit à ses concitoyens comme des terroristes assoiffés de sang ? Alexandra va à leur rencontre, s’éloigne de l’entre-soi ethnique du camp et de la propagande officielle, s’aventure dans les faubourgs. Elle y fait la connaissance de Mailka (Raisa Gichaeva) et derrière la vieille femme semblable à elle s’efface l’ennemi héréditaire. Au delà des non-dits et des préjugés, elles partagent une sagesse muette et bienveillante.
Elle sont trop vieilles pour se détester et assez jeune pour se lier d’amitié. Autrement dit, l’amour est porteur d’espoir tandis que la haine embrume les voiles de l’avenir. Denis deviendra-t-il assez vieux pour l’éprouver ? Et ces jeunes hommes tchétchènes au yeux bleus, aux regards éperdus de question, que leur réserve-t-on ? La défiance est de mise, l’incompréhension est totale. Il faut bien une vie de labeur et de souffrance pour que l’empathie prenne le dessus sur les mythes tenaces, sur les querelles incurables et les blessures de l’âme. Alexandra s’appuie d’ailleurs sur une photographie particulière, changeante, virant du noir et blanc à la couleur en passant par le sépia pour mieux marqué l’arrêt du temps. Les regards des uns et les sourires des autres figent le spectateur dans un moment intemporel laissant transparaître une beauté qui ignore les frasques guerrières. Le petit-fils de Mailka raccompagne Alexandra au campement à travers les champs. Il se confie, il a deux rêves très concret : effectuer le pèlerinage vers la Mecque et qu’on rende la liberté à son peuple. A l’orée du camp militaire, les soldats le salue et lui serre la main. Ces jeunes-là n’ont pas la vocation d’être ennemis, aucun gosse du monde ne l’a, voilà le message sous-jacent d’Alexandra. Comme les États-Unis et tant d’autres nations, la Russie a son lot de sale guerre qui s’enlisent et non même pas de sens pour les soldats, des guerres suprématistes et financières. Ici comme ailleurs, c’est toute une jeunesse que l’on sacrifie sur l’autel de la raison d’État. Sokourov, avec ce très beau film aux accents contemplatifs, capte un monde aux émotions feutrées mais bien réelle, un monde suspendu dans le temps et l’espace, un monde d’espoir et d’indicibles craintes. Dans ce camps incroyablement calme, des jeunes désœuvrés tuent le temps en attendant des ordres. Des ordres qui, venant troublés leur ennui, pourraient tout aussi bien brouillé leur conscience déjà endolorie, partagé entre sens du devoir et questionnement de leur propre humanité.
Denis (Vasily Shetvtsov)
A l’instar de Francofonia, le Louvre sous l’occupation, Alexandra s’inscrit également dans un cinéma contemplatif et introspectif mais se veut plus accessible et universel. Ici, Sokourov laisse le spectateur libre de ses pensées et de ces jugements l’invitant à s’asseoir à la même table que ses frères, dépecés de leurs oripeaux pour ne plus laisser transparaître que les hommes.
Boeringer Rémy
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