Le cinéma n’est jamais aussi beau et nécessaire que lorsqu’il répare les erreurs de l’Histoire. C’est le cas de cette Danseuse qui nous fait découvrir Loïe Fuller, véritable pionnière de la danse moderne, hélas oubliée au profit de la grande Isadora Duncan. Sur fond de spectacles scéniques pleins de souffle et de grâce, c’est avant tout sur la relation complexe entre ces deux artistes que se penche cet étrange découverte. Interview sans concession avec Stéphanie Di Giusto, la réalisatrice de ce premier film présenté en sélection « Un Certain Regard » au dernier Festival de Cannes.
Ce film présenté il y a maintenant plus de trois mois, à Cannes, laisse un souvenir encore très présent tellement l’oeuvre est marquante. Physiquement. Rarement un film ne procure à ce point la sensation de ressentir tout ce que pouvaient endurer les personnages. Protagonistes ou antagonistes.
Stéphanie Di Giusto : C’est le plus beau compliment que l’on puisse me faire. C’est ce qui correspond à mon idée du cinéma. Je voulais que le public ressente à la fois l’énergie de Loïe Fuller et sa souffrance, sa peur et son extase. Il y avait très peu de dialogues dans le scénario où j’ai toujours cherché à remplacer un mot par un geste. J’ai donc effectué un travail de mise en scène principalement axé sur le corps. Je disais à Soko que j’allais la filmer davantage comme une boxeuse que comme une danseuse. Il fallait qu’on ait l’impression que son corps soit lourd dans la vie où elle ne trouve pas sa place alors qu’une fois sur scène, la magie opère instantanément au point qu’elle oublie la lourdeur de sa vie et de son corps. Je voulais aussi que le spectateur puisse éprouver le sentiment de liberté qui habite ce personnage, ainsi que le fait qu’elle devienne une femme et s’accepte comme telle et se regarde comme telle.
Vous cherchiez avant tout à faire le portrait d’une femme avant-gardiste ou à traiter plus généralement de l’Art et de la danse ?
SDG : Je tenais surtout à réhabiliter son Art à elle car c’est une femme qui a été oubliée alors qu’elle était beaucoup plus qu’une danseuse. Elle a inventé une mise en scène, elle était précurseur du cinéma, elle a créé le mouvement, les courbes, l’abstraction… Elle est, pour ainsi dire, à l’origine du multimédia. Dans son spectacle, il y a une idée du fantasme et du contraste. Les hommes allaient la voir danser en fantasmant sur la femme qu’ils imaginaient derrière ces voiles incroyables alors qu’elle avait un corps ingrat de fermière. C’est pour cela qu’elle se protégeait des médias et qu’elle ne voulait pas qu’on la découvre telle qu’elle était vraiment. Elle a une passion sincère pour son Art qu’elle voulait perfectionner. Elle n’avait pas besoin de se mettre en scène comme le faisait Isadora Duncan qui, elle, était dans une approche beaucoup plus narcissique.
Justement, parlons en, leur relation, qui est au cœur du film, dégage quelque chose d’à la fois troublant, sombre et délicat à appréhender.
SDG : Loïe va être, très rapidement, confrontée à ses limites physiques car Isadora représente tout ce qu’elle ne pourra jamais être. Elle a la jeunesse, la grâce naturelle et l’abandon. Quand elle la rencontre, Loïe prend, avec une générosité immense, la décision d’arrêter de danser et de faire découvrir au monde cette fille chez qui elle sent quelque chose d’unique qu’elle-même ne pourra jamais atteindre. C’est l’injustice suprême… Qui s’est d’ailleurs poursuivie au-delà de leur vie puisqu’elles sont toutes les deux enterrées au Père Lachaise à cent mètres l’une de l’autre… La tombe d’Isadora est superbement entretenue alors que celle de Loïe est à l’abandon. Sans doute la mort tragique largement médiatisée en est une partie de l’explication.
Néanmoins, Isadora était, elle aussi, admirative de Loïe, notamment de sa force de travail, mais elle a très vite pensé qu’elle pouvait aller plus loin qu’elle. C’est quelque chose qui a été extrêmement traumatisant pour Loïe. Au point que dans son autobiographie, elle ne la nomme même pas, elle l’appelle l’Américaine. Elle explique même que cette rencontre a été la chose la plus traumatisante qui ne lui soit jamais arrivée avec la mort de son père. Bien qu’elle ait pu éprouver un certain désir amoureux pour elle mais aussi le désir de devenir ce qu’elle n’aurait jamais pu être. Et en même temps, ce qui me touche le plus dans cette relation et que l’on voit dans le film, c’est que cette jeune fille de seize ans parvient à éveiller cette femme à la sensualité et à lui faire découvrir son corps. Grâce à elle, Loïe a réussi à se regarder et à s’accepter en tant que femme. Je trouve cela infiniment beau et complexe.
Avec ce film, vous confirmez tout le talent de Soko et vous nous en faites découvrir un nouveau. Quelle merveilleuse révélation que Lily-Rose Depp (fille de Johnny et Vanessa Paradis)…
SDG : J’ai demandé à faire un essai avec Lily et j’ai aussitôt ressenti ce que Loïe a dû ressentir en découvrant Isadora. Elle dégageait cette grâce et cet abandon propre au personnage. Elle m’a très vite posé des questions incroyablement précises sur le scénario. Elle a une maturité étonnante. Elle me disait que jouer un personnage aussi sombre l’amusait beaucoup alors que des actrices plus confirmées ne s’y risqueraient jamais.
Le traitement esthétiquement très réussi immerge le spectateur dans l’époque que vous traitez…
SDG : Comme mon idée était de donner à ressentir, il fallait que tout soit le plus vrai et authentique possible. Je ne voulais pas de reconstitution. Au contraire, il fallait prendre le temps de trouver les décors adéquats. Comme il s’agit d’un film coûteux et ambitieux, on a émis l’hypothèse de tourner à l’étranger mais mon producteur, Alain Attal, tenait à ce qu’on tourne en France. Et je peux vous dire que nous disposons de décors aussi magnifiques que variés. Le début du film censé se dérouler dans l’Ouest sauvage américain est en réalité tourné dans le Vercors. Il n’y a que les scènes des Folies Bergères que nous avons tourné dans un théâtre à Prague car elles ont été intégralement modernisées et ne correspondaient plus du tout à l’époque que je voulais filmer.
Quel challenge excitant cela à dû être pour vous et votre équipe que de reconstituer ces spectacles de danse et de lumière…
SDG : Les spectacles de Loïe Fuller n’ont jamais été filmés. Tous les films que vous voyez sur Youtube sont les œuvres de plusieurs imitatrices. C’était donc très excitant en terme de cinéma que de recréer cette danse à l’aide de critiques et de schémas. J’ai notamment retrouvé des textes de critiques reconnus de l’époque comme Stéphane Mallarmé, Jean Lorrain ou Roger Marx, qui parlaient du spectacle d’une telle manière que je me demandais : « Mais quelle beauté ça devait être ? Quel spectacle pouvait donc procurer autant d’émotion et de poésie ? ». Je me suis entourée des meilleurs chefs de postes aussi bien pour l’image que les décors et les costumes. Autant vous dire que j’ai dû être très convaincante car c’était mon premier film et eux travaillaient déjà avec des metteurs en scènes renommés. Je pense que nous étions tous amoureux du personnage de la danseuse. Nous souhaitions tous l’honorer en fournissant un travail intégriste du beau. Pour les lumières du spectacle, j’ai également fait appel à Alexandre Lebrun, un artiste qui bossait sur des défilés de mode avec des effets de lumière incroyables sur la cinétique. Je lui ai proposé de faire la même chose pour mon film mais avec des lumières de l’époque. Je me suis également rapproché de Jody Sperling, une danseuse new-yorkaise qui enseigne la danse de Loïe Fuller depuis plus de vingt ans mais qui n’a jamais eu les moyens nécessaires pour recréer le spectacle original dans les conditions de l’époque. Et c’est ce que nous avons pu faire grâce à ce film. C’est une femme totalement habitée par le personnage de Loïe. Elle a entrainé Soko durant deux mois aussi bien physiquement que spirituellement en l’abreuvant de ce qu’était l’état d’esprit de Loïe Fuller et de sa danse. Tout a été conçu pour que les scènes de danse puissent donner cette magie et ces moments de grâce.
Il y a un autre personnage qui me touche, celui de Louis, incarné par Gaspard Ulliel, actuellement à l’affiche de Juste la fin du monde de Xavier Dolan, qui noue avec Loïe, une relation d’une nature assez inédite au cinéma…
SDG : Ils partagent la même quête spirituelle et ont tous deux quelque chose d’autodestructeur. Sa chance à elle, c’est qu’elle est une avant-gardiste qui est sauvée par sa modernité alors que lui, c’est un fantôme. Il est resté figé dans le siècle d’avant. Je pense que le cinéma sert à réinventer des relations humaines. Ils ne sont ni amoureux, ni amis, ni frères et sœurs mais on sent qu’ils sont inséparables. Louis est impuissant, Loïe est homosexuelle et pourtant, il y a quelque chose de très charnel, de très sensuel entre eux. C’est un amour impossible et malgré cela, ils arrivent à s’inventer quelque chose à eux.
Et bien sûr, il y a le personnage de Gabrielle, qui a quelque chose de très angélique, incarné par Mélanie Thierry.
SDG : C’est un personnage qui, à travers ses yeux, nous fait comprendre toute la douleur que peut endurer Loïe. On sent un rapport fait d’admiration, de respect et même d’amour puisqu’elles ont fini leur vie ensemble. Même si je ne l’ai pas évoqué dans le film car je tenais à rester sobre et que l’on retienne surtout cette liberté que Loïe laissera à jamais. Malgré toute cette souffrance et son oubli, elle a laissé la trace d’une énergie insensée au point qu’elle m’a permis de faire un film. Elle a su réunir le public populaire et l’élite. J’espère que les spectateurs ont envie de découvrir des gens nouveaux et des histoires racontées de manière nouvelle.
Sortie le 28 septembre 2016.