[Masterclass] Quentin Tarantino et le cinéma de 1970

Par Pulpmovies @Pulpmovies

A l’occasion de l’édition 2016 du Festival Lumière, Quentin Tarantino, qui avait reçu le Prix Lumière en 2013, est revenu pour présenter une sélection de 14 films de l’année 1970. Lors d’une masterclass qui a fait salle comble, le cinéaste s’est expliqué sur son travail de documentation qui l’a occupé ces quatre dernières années. L’occasion de mieux comprendre sa programmation et de recevoir pour plus de mille cinéphiles. Un brillant cours de cinéma.


Thierry Frémaux : Quentin Tarantino a acheté un cinéma à Los Angeles où il ne diffuse que des copies 35 mm. Quentin, vous avez poussé votre cinéphilie jusqu’à devenir exploitant, votre passion vous a amené jusqu’à la transmission.

Quentin Tarantino : J’avais un fantasme quand j’étais jeune : pour moi le meilleur moyen de montrer des films, c’était de devenir patron de chaîne télé. Depuis quinze ans, je collectionne les copies 16 et 35 mm et maintenant je dépasse l’usage privé. Cette salle de Bervelly Hills ne montrait que des vieux films mais elle était en souffrance, elle n’avait plus les moyens de vivre financièrement. J’ai d’abord fait un geste généreux envers le patron, mais ce geste c’était aussi pour moi, car Los Angeles c’est chez moi et que ma vie serait moins joyeuse si la salle disparaissait. Il y a d’autres endroits dans la ville comme ça, un vidéo club entre autres, que je soutiens, car sans ces endroits, ma vie serait moins drôle. Le programme New Beverly Cinema ressemble a celui du temps de ces vieilles salles où le seul moyen de savoir ce qui passait, c’était d’acheter un calendrier, le plaquer sur le frigo et compter les jours jusqu’au film. Parmi la programmation de ces derniers mois, il y a Public Ennemi, A Bout de Souffle, Rebellion. En octobre, il n’y a bien sûr que des films d’épouvante ! Puis, le patron de cette salle est décédé, donc je me suis davantage impliqué. Après avoir participé cinq ans à la programmation, je suis devenu le gérant et le patron des lieux, je m’occupe encore de la programmation, mais aussi de la récupération des copies. C’est aussi l’occasion de partager mes propres copies.


Et Quentin anime aussi certaines des soirées, et autant dire que le spectacle est autant sur l’écran que dans la salle. Pour en venir à ce travail sur l’année 1970, comment cela vous est venu à l’idée ? Et quelle a été la méthode de travail ?

Cela a commencé à la lecture du livre de Marck Harris, Pictures at a Revolution: Five Movies and the Birth of the New Hollywood. Il étudie les cinq films qui marquent la naissance du Nouvel Hollywood et il y avait : Bonny and Clyde, Le Lauréat, Dr Doolittle, Dans la chaleur de la nuit et Devine qui vient dîner ce soir. C’est le meilleur livre de cinéma écrit depuis des années. On comprend que cette révolution du Nouvel Hollywood a déjà eu lieu à la fin de l’année 1967 mais ils ne le savaient pas eux-mêmes. Comme le titre du livre l’indique, ces films sont l’étincelle de départ de cette révolution. Mais moi je voulais comprendre et identifier quand la révolution a réellement vaincu.

Aussi, l’année 1970 est très particulière pour moi. J’avais sept ans à l’époque mais je me souviens des films que mes parents m’ont emmené voir. Je me rappelle aussi de comment la télé parlait des films que je ne pouvais pas voir. J’ai commencé par voir tous les films qui étaient sortis à cette période, et j’ai vite compris qu’il s’opérait une révolution du Nouvel Hollywood à ce moment-là. Mais la question était : pouvait-elle perdurer ? Le nouvel Hollywood que l’on date maintenant jusqu’à l’année 76 n’allait pas de soit à l’époque. Il y a eu des premiers films, particulièrement MASH, qui ont été un modèle économique fort pour d’autres films (tel que L’Exorciste). Ils ont permis au Nouvel Hollywood de durer pendant cette dizaine d’année.

J’ai consacré les quatre dernières années de ma vie à l’étude du cinéma des années 1970 et pour quoi faire ? Un livre ? Un film ? Un documentaire ? Je ne sais pas encore, mais vous serez les premiers informés. Je me suis rendu compte qu’il serait illusoire de faire un point sérieux sur l’avenir du Nouvel Hollywood si je ne faisais pas un état des lieux mondial du cinéma cette année-là. Pour comprendre cette révolution, il fallait aussi que je m’intéresse à tous les films sortis cette année-là, y compris ceux des réalisateurs un peu largués. Dans mon approche des films, je me suis forcé à dépasser la tentation de les juger, de faire une liste de ceux que je préférais. Parce que dès lors que je commençais la classification, les films qui attiraient le plus ma curiosité et qui semblaient les plus intéressants à travailler étaient ceux qui manifestement appartenaient à la partie basse de la liste. J’ai donc abandonné cette façon de travailler. Il y aura toujours en moi un cinéphile ou un critique qui ne pourra pas s’empêcher de trancher entre ce qu’il estime bon ou mauvais mais j’ai vraiment pour ambition de travailler en tant que sociologue historien.


Comment s’est effectué ce travail de quatre années ?

Je me suis plongé dedans jusqu’au cou, des copies, des DVD, des programmes du cable que j’enregistrais, j’allais dans les bibliothèques, je lisais les critiques de l’époque pour m’imprégner de l’importance de ces films et les réactions à ce changement, car Hollywood en était conscient. Quand on s’intéresse à une année, on s’intéresse à l’avant et l’après en élargissant son regard, et je remarquais qu’il y avait des schémas qui se détachaient un peu partout dans le monde. Il y a eu à cette période une libération grisante, cette possibilité de se retrouver face à un espace où tout est possible, plus de contrainte, mais une liberté trop grande et parfois pas maîtrisable pour les réalisateurs, une liberté intenable.

Parmi les promesses de l’époque, hormis la liberté, d’autres n’ont pas été tenues. Les prémisses d’un vrai cinéma noir, auquel on aurait pu croire grâce à l’année 70 (avec le film La Colère noire par exemple), des films traitant de la question noire de façon très profonde. Malheureusement ça n’a pas donné suite. Il en a été de même pour le cinéma érotique. Nous avons eu l’illusion dans les années 70 que ce cinéma allait sortir de l’antichambre du cinéma pornographique et qu’il serait distribué dans les grandes salles, que des couples iraient le voir. Il y a eu Dernier Tango à Paris ou L’empire des sens au début des années 70 mais par la suite c’est très vite retombé dans un sous-genre du cinéma pornographique et peu fréquentable.


On a du mal à s’imaginer qu’un réalisateur comme Russ Meyer ait été distribué par un gros studio comme la Fox.

Précisément, c’est ce qui prouve que je ne suis pas le seul à dire qu’il y avait une chance que ce cinéma se développe. Mais si la Fox est allée le chercher et a sorti son film avec leur log c’est parce qu’ils pensaient qu’ils pouvaient en faire un cinéaste de leur studio. Ce n’est pas parce que la Fox a flairé le bon coup qu’ils n’avaient pas de préjugés. A l’époque, ils étaient embarrassés car ce film était leur plus gros succès, alors qu’ils avaient sorti aussi MASH. C’est pour ça que Meyers est reparti dans un cinéma plus discret.


Comment décrire la relation entre le jeune cinéma américain et le jeune cinéma européen de l’époque ? Puisque dans la programmation que tu as choisi pour le festival, il y a du Rohmer également.

Aux Etats-Unis depuis les années 50, de Bergman à Kurosawa, il y a eu une découverte des auteurs du cinéma mondial. Leurs films ont été montrés dans les plus grandes villes américaines. Les critiques et le public ont eu un engouement pour ces auteurs qu’ils découvraient. Ce cinéma fut d’une inspiration très grande. Les cinéastes américains à cette époque ne disposaient pas de la même liberté que Fellini ou Bergman, ils se coulaient dans le moule de Hollywood. Ce n’est qu’à l’avènement du Nouvel Hollywood, lorsqu’ils ont acquis cette même liberté. Pensons par exemple à la façon dont Love Story a été tourné. Ils ont eu accès à des moyens de tournage alternatifs. Le film ne fonctionne que par l’alchimie authentique entre les deux acteurs, le réalisateur les a filmés d’une façon qui n’avait encore jamais été vue à Hollywood, avec des longues focales en plan long. Et cela a été rendu possible par la fermentation du cinéma d’auteur du monde.


On peut parler de la manière dont Hollywood lui-même s’est séparé de son passé ?

Il se trouve qu’Hollywood en 70 est face à un dilemme : il doit se distinguer de la culture hippie naissante. Hollywood se devait d’être autre chose. Pendant les années 60, personne ne pouvait soupçonner à quel point cette décennie allait mourir, en 70 plus personne pour parler des enjeux de la décennie 60. Par exemple, un sujet qui était partout était celui de la radicalisation sur les campus. Il y a eu cinq films qui sont tombés vite dans l’oubli, plus personne n’y portait d’intérêt au début des années 70.


En fait, tu décris en cinéma une analyse faite par des historiens, qui était que mai 68 est la fin de quelque chose et le début d’une autre.

Exactement ! Encore une fois, je tiens à dire que ce que je dis ici est le résultat de l’étude que j’ai fait pendant quatre ans, mais aussi la résurgence de mes souvenirs d’enfance. J’ai pu les remettre dans un contexte plus large grâce à cette étude. Je dois dire que je me souviens de façon précise la vibration des salles à la vision des films, le public n’avait pas l’habitude de cet humour graveleux, ce n’était pas un rire qu’on avait l’habitude d’entendre devant une comédie, c’était des gloussements, une émotion intime que la salle partageait ensemble.


J’ai une question sur un genre cinématographique américain : le western, que se passe-t-il en 1970 pour ce genre ?

Vous avez par exemple Enzo Barboni en Italie qui a révolutionné le Western spaghetti en instaurant un comique et un humour très particulier qui a redéfini le genre. Après ces films, tous les westerns spaghetti ont emprunté la même veine comique. Il a permis à des gens comme Eastwood de prendre la relève. Et puis, aux Etats-Unis, le western a connu un tournant, le genre a commencé à se remettre en question, il se regardait lui-même et payait les péchés de John Ford. Little Big Man est l’exemple même de la contre-culture du western à cette époque. Ils ont demandé à l’Amérique d’accepter de revoir la dimension romantique qu’ils accordaient jusque là à leur passé.


Il y a un échange de génération à Hollywood dans les années 70 ?

Oui ! A ce titre, ça a été une année intéressante car beaucoup de cinéastes qui ont eu par la suite une longue carrière ont fait leur premier film cette année-là. Il y a d’autres cinéastes comme Lynn qui ont fait leurs débuts dans ces années-là puis qui ont disparu jusque le milieu des années 80.


Et qu’en est-il du cinéma asiatique de genre dans les années 70 ?

Il y a eu une révolution à Hong Kong: la naissance du film de combat sans le sabre. Dans l’Enfant Massacre, la façon dont le sang est filmé est grandiose, et mon ami Nicolas Wending Refn serait d’accord.


On peut également parler de Dario Argento ?

De tous les premiers films, aucun ne modifie autant les genres que celui d’Argento. En effet, c’est à ce moment-là que le giallo a modifié le paysage cinématographique italien. Pour rappel, le mot giallo vient de la couleur jaune des thrillers bons marchés. Ces thrillers ont été adaptés et sont devenus un genre en soi ,dont Argento était le dieu.


Et pourquoi l’année 1970 ? Pourquoi toutes ces révolutions se sont déroulées en 70 ?

Le cinéma commercial fonctionne partout de la même façon. Il y a un film qui sert de modèle puis après d’autres films se définissent comme un sous-genre et viennent renouveler un genre. Je suppose que l’année 1970, ce sont toutes les vagues précédentes qui se sont épuisées. Si j’ai réussi à susciter en vous l’envie de vous y plonger, vous trouverez beaucoup de films « mauvais », mais ne vous érigez pas en juge ou vous allez passer à coté de beaucoup de choses.


Présentation du film MASH dont la projection a suivi la masterclass.

En 1970, la Fox fait trois films de guerre, dont MASH. Ils ne se souciaient pas véritablement de celui-là, et s’occupaient davantage des deux autres films qu’ils sortaient. Et pourtant il est extraordinaire. Même s’il s’agit de la Corée, le film résonne comme la guerre du Vietnam pour les spectateurs, et il en parle avec brio. Il explique que les gens à l’époque n’avaient pas d’autres moyens que de se défoncer la tête pour faire face à l’horreur. A l’époque de la sortie du film, j’avais donc sept ans, et je suis allé le voir cinq fois au cinéma, mes parents adoraient ce film. Mais je ne suis pas fan de la série télévisée qui en a été inspirée, c’est dommage qu’elle ait volé la vedette au film. Heureusement aujourd’hui le film revient au premier plan.