73e Mostra de Venise
Hors Compétition
Sortie nationale le 9 Novembre 2016
Dans la thématique éculée des films américains sur l’héroïsme militaire, Tu ne tueras point tiendra assurément une place singulière. S’il s’inscrit dans la longue lignée des films antimilitaristes du métaphysique La Ligne Rouge (Malick, 1998) au burlesque Docteur Folamour (Kubrick, 1964), Mel Gibson substitue à la figure habituelle du militaire détruit – mais destructeur – celle d’un non-soldat pacifiste. Par ce biais, il synthétise ainsi un nouvel horizon pour la place des Etats-Unis sur l’échiquier politique mondiale : un interventionnisme humanitaire, loin des bourbiers qu’ont été l’Irak ou l’Afghanistan. En appliquant le sixième commandement au champ militaire, le réalisateur s’oppose à l’American Sniper de Clint Eastwood. Il impose, en effet, un changement radical dans la perception américaine du courage : il ne faudra pas récompenser celui qui a pris le plus de vies, mais celui qui en aura sauvé le plus.
Desmond Doss (Andrew Garfield) s’engage dans l’armée après le traumatisme civil qu’a été l’attaque contre Pearl Harbor. Cependant, il refuse de manière catégorique de toucher un fusil. En tant qu’objecteur de conscience, il ne peut concevoir uniquement de mettre son sursaut patriotique qu’à profit des équipes médicales. Par ce choix, il modifie doublement le rapport au corps. Le sien déjà, jugé frêle, ne rentre pas dans le moule de l’usine formatrice de l’armée. Il est dévirilisé par ce rejet de l’arme pour n’être qu’un parasite dont la chair doit subir les marques de l’exclusion (cf. la mise à tabac). Une situation qu’il inversera sur le champ de bataille à propos des corps des blessés qu’il ré-humanise. Il prononce leur prénom, voire même la proximité affectueuse d’un surnom, pour les faire sortir de la dimension d’objet à transporter ou laisser qui leur convient habituellement. Il s’oppose d’ailleurs, par sentimentalisme, à penser d’abord par le critère binaire, objectif et impersonnel de vivant ou mort dans le cas de Smitty Ryker (Luke Bracey).
En narrant cette histoire vraie, Mel Gibson questionne la temporalité et la spatialité même du combat. S’il filme l’assaut sur Hacksaw Ridge – une crête stratégique à prendre aux Japonais –, le réalisateur se focalise principalement sur les lignes américaines. Il les filme au rythme des balles nipponnes par un montage rapide brouillant les repères. Par les plans rapprochés qu’il utilise à foison, Gibson s’attache à donner une image aléatoire des morts en leur rendant un dernier hommage alors que la barbarie fait rage. Il se concentre également sur les détails, à l’instar des corps déchiquetés ou dévorés par les rats, pour placer le spectateur dans la même logique traumatique que les soldats. Néanmoins, le véritable combat de Tu ne tueras point se joue une fois la confrontation finie, à la nuit tombée, lorsque Doss parcourt cette antichambre de l’enfer à la recherche de soldats vivants, américains et japonais.
En les maintenant du côté des vivants, le personnage interprété par Andrew Garfield se rapproche d’une figure christique. Une dimension religieuse présente dès le début du film par ce commandement « tu ne tueras point » que le personnage se répète comme un mantra. Mel Gibson joue avec ce messianisme d’abord dans la partie du baraquement en faisant de Doss un martyr. Le cinéaste continue ensuite à se référer à cette imagerie, de manière appuyée, par la douche qui lui est octroyée par un autre soldat et surtout par ce plan sur le brancard semblant voler dans les airs. Néanmoins, le scénario s’emmêle dans cette métaphore christique en proposant – dans sa volonté de grandiloquence – deux moments d’épiphanie : le coup réel porté à son frère et celui mental à son père.
Il faut dire que tout l’intérêt de Tu ne tueras point exprimé jusqu’à présent ne tient finalement que dans le dernier tiers de l’œuvre. A l’inverse de son propos, Mel Gibson ne parvient à filmer que la guerre, un monde brut et physique. Dans la sphère intime, il se retrouve à son tour sans arme choisissant – de manière automatique – toujours le ralenti pour exprimer un sentiment. De plus, il ne parvient pas à sortir des voies ancestrales du biopic américain. Il noie son récit d’une redondance de scènes misérabilistes, mélangeant alcoolisme et violence, qu’il cache sous une photographie doucereuse. Il impose à son spectateur un étirement des intrigues sentimentales et familiales pour montrer ce qu’Andrew Doss a à perdre sans prendre en compte les capacités, inhérentes à l’être humain, d’être empathique et clairvoyant.
Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen