Matt Ross signe un film puissant et engagé, construit autour d’un personnage emblématique.
Le « Captain Fantastic », c’est Ben (Viggo Mortensen), parti il y a quinze ans avec sa femme Leslie élever leurs six enfants dans la nature, loin de toute pollution (environnementale, commerciale, idéologique). Les deux adultes ont fait des enfants des êtres autonomes, de vrais « rois philosophiques » (Platon, La République) : ouverts, intelligents, érudits. Le jour où leur mère, malade, se suicide, la tribu se heurte aux parents de Leslie (Margo Martindale et Franck Langella), hostiles à leur mode de vie et d’éducation.
L’ordre établi, le choc des cultures. Tels sont les thèmes abordés dans Captain Fantastic, qui les secoue dans tous les sens. Car en prenant un cas extrême, fait d’une existence rigoureuse, parfois rude mais également d’une grande pureté, le film confronte ses personnages à un monde horrible. Gorgée de faux-semblants, d’hypocrisie et de préjugés, la société qui s’ouvre à leurs yeux est violente et incompréhensible. Quelques séquences, toujours précises, cristallisent le décalage entre le mode de vie de la famille et le reste du monde. Une demande en mariage notamment nous laisse bouche bée, entre compassion et hallucination, figeant Bo (George McKay), le fils ainé, dans une souffrance muette.
Si l’isolement extrême de cette petite communauté est peu réaliste, c’est ici un prétexte pour nous interpeler. L’écoute de soi, en harmonie avec les autres et avec le monde dans lequel on vit, devient de plus en plus omniprésent dans la conscience des Hommes, et des spectateurs donc. Même si cet engagement a un prix (autarcie, solitude, rejet de la part des êtres « normaux »), il n’en demeure pas moins séduisant et chargé de sens. Le réalisateur Matt Ross nous interroge sans cesse sur notre place : dans quel monde nous, spectateurs, vivons-nous ? Dans quel monde désirons-nous vivre ? La vie de cette tribu inspire. La joie qui se dégage de leur entente, de leurs discussions (qui feraient pâlir n’importe quel prof de philo !) rafraîchit, constamment et sûrement. Elle nous rappelle la futilité de beaucoup de choses qui constituent notre quotidien. A chaque minute, on nous incite à trouver l’essence de la vie, de notre vie.
Bien sûr on oscille. Le métrage nous montre l’envers du décor de cette vie recluse. Maintes fois on se pose la question : cela vaut-il la peine ? La peine de vivre loin du confort, dirigé par un père un peu gourou ? La réponse sera la vôtre… en espérant que vous apprécierez la portée de ce film, toujours simple, à la mise en scène fine, sans tape à l’œil. Les regards et la composition des plans sont précis et pensés, avec une constante volonté de l’intégrer parfaitement au propos, à la situation. La direction d’acteur est en plus remarquable. Viggo Mortensen, dont l’animalité physique est parfaitement employée, incarne ce patriarche avec une justesse et un engagement confondants, voire troublants. La bande de jeunes acteurs, George McKay, Samantha Isler, Annalise Basso, Nicholas Hamilton, Shree Crooks et Charlie Shotwell, est soudée à lui, communie et maîtrise les émotions, les cris comme les silences.
Coïncidence troublante, nous vous parlions très récemment de l’association des vétérans Margo Martindale et Franck Langella dans la série The Americans. Tout comme nous, Matt Ross semble l’avoir appréciée car il les a choisis pour incarner les grands-parents des enfants, venant ainsi renforcer le casting déjà sans faille.
La caméra reste toujours légèrement mobile, tout comme les mouvements perpétuels physiques et psychiques de cette troupe pas comme les autres. Peu de musique, beaucoup de sons naturels, qui achèvent la fabrication de ce magnifique film humaniste, écologique et engagé. Ce triptyque fait un bien fou, donne à réfléchir sur la manière de vivre, d’éduquer, de transmettre. Nous secouer… n’est-ce pas la raison d’exister du cinéma ? Le film a remporté le Prix de la Mise en Scène dans la sélection Un Certain Regard au dernier Festival de Cannes, les Prix du jury et du Public de la Ville de Deauville lors du dernier Festival du Cinéma Américain… signes que le style de vie de la cette atypique famille ébranle et enthousiasme.
La Cinéphile Eclectique (Carnets Critiques)
Réalisé par Ira Sachs, avec Viggo Mortensen, George Mc Kay, Samantha Isler, Annalise Basso, Nicholas Hamilton, Shree Crooks, Charlie Shotwella…
Sortie le 12 octobre 2016.