Humble et passionnant, Bertrand Tavernier s’attelle à un documentaire fascinant, véritable déclaration d’amour au septième art.
Avec leurs images douces et chaleureuses, que l’on devine filmées en numérique, les interventions de Bertrand Tavernier dans son Voyage à travers le cinéma français suffisent à définir l’ambition simple de ce documentaire pourtant à priori démesuré, déroulant sur plus de trois heures une histoire du septième art hexagonal teinté d’autobiographie et de cinéphilie. Au-delà de leur aspect éminemment accueillant, presque bon enfant, qui rassure quant à l’évitement des possibles pièges rébarbatifs et scolaires d’un tel projet, on y décèle un temps passé, un stade d’évolution d’un médium retracé dans un même film au travers de la vie d’un homme, mêlant les extraits en pellicule noir et blanc (pour la plupart) à la haute définition de ses commentaires. Passionné et passionnant, Tavernier exprime avec grâce et humilité le pouvoir du cinéma en recréant une époque. Il l’illustre par les empreintes d’espace-temps que les réalisateurs ont capturé avec leurs films, et la conte par ses mots qui portent le poids de souvenirs sublimés par ses rides et ses mains tremblantes. C’est cette fragilité presque tangible qui donne toute sa force à l’ensemble, restant constamment à la hauteur d’une petite histoire qui rencontre la grande, d’une cinéphilie fondatrice d’un critique et cinéaste important, qui délivre ici sa passion de spectateur et non d’acteur du paysage cinématographique français, arrêtant son voyage dans les années 70, au moment où sa carrière débute.
Pédagogue, Bertrand Tavernier l’est, ce qui évite à son documentaire de tomber dans une prétention élitiste. Volontairement non-exhaustif, il sélectionne un échantillon précis de réalisateurs, scénaristes, acteurs et même compositeurs dont il désire parler. Si certains choix paraissent évidents (Carné, Renoir, Godard, Melville ou encore Gabin dans un hommage vibrant), d’autres s’avèrent un peu oubliés (Grangier, Gréville, ou la carrière d’Eddie Constantine dans le cinéma d’action), mais il leur offre toujours un regard tendre, décrivant l’impact plus ou moins grand qu’ils ont pu avoir sur le cinéma français, ou la façon dont leurs œuvres correspondent à certaines pratiques, à certains codes d’une période donnée.
Rempli d’anecdotes souvent amusantes qu’il a assimilées avec le temps, le film traite ainsi autant de questions d’esthétique que d’aspects plus pratiques d’un tournage. Tavernier magnifie chacune des scènes qu’il présente, nous amène à voir les détails émanant de chaque plan et ressort l’intime et son lien avec la création artistique. S’il n’hésite pas à écorcher quelques légendes, notamment le comportement ambigu de Renoir durant l’Occupation, il montre par ailleurs comment le réel, et tout particulièrement les interrogations politiques, a pu aussi bien propulser les qualités d’un cinéma engagé après la guerre que l’empêtrer dans des querelles plus ou moins risibles. On pensera en premier lieu à celles, légendaires, opposant Les Cahiers du cinéma à Positif, que Tavernier évoque à juste titre avec un air amusé et gentiment moqueur, lui-même ayant travaillé dans les deux revues.
Si la passion et l’envie de la partager sont sans nul doute les motivations premières d’un tel projet, difficile de ne pas voir dans Voyage à travers le cinéma français un acte de résistance envers certains ayatollahs de la culture hexagonal. Tavernier ravive volontiers des types de production aujourd’hui délaissés et vante le style de certaines séries B désormais inexistantes. A l’heure où l’étude du cinéma se complaît dans son obsolescence, majoritairement issue des stigmates de la Nouvelle Vague, encore érigé comme un messie qui ne veut plus dire grand chose, le cinéaste défend la force des tournages en studios (notamment avec le bel exemple détaillé de l’immeuble du Jour se lève, dans lequel est cloîtré Gabin) et l’approche d’un cinéma de genre méprisé par une intelligentsia refusant d’admettre cet héritage culturel. Cela n’empêche pas d’ailleurs Bertrand Tavernier de porter au pinacle Les 400 coups ou Pierrot le fou, mais il conserve un certain recul, toujours très nuancé. Il met ainsi en exergue, comme le titre de son métrage l’indique, que la cinéphilie est un « voyage » personnel, que chacun devrait se forger sans qu’il lui soit imposé. En somme, un joli message pour un joli film curieux, œuvre à la sagesse exemplaire qui nous rappelle de la plus belle des manières pourquoi l’on aime le cinéma.
Réalisé par Bertrand Tavernier.
Sortie le 12 octobre 2016.