Marvel parvient à surprendre son monde avec son nouveau héros à l’univers impactant.
Si l’hégémonie de Marvel sur le paysage cinématographique hollywoodien est aujourd’hui acquise (et risque de marquer à jamais l’histoire de l’usine à rêves), ce n’était pas une évidence en 2008, à la sortie du premier Iron Man. Le succès du Marvel Cinematic Universe s’est façonné au prix de tentatives et d’une forte anticipation, menant au rythme de croisière désormais adopté par Disney. Et à l’heure où ce modèle fait des envieux (avec en première ligne Warner et son DC Universe), ces derniers ne font que mettre en avant les défauts d’une mécanique trop bien huilée. En effet, avec les ratages de Batman V Superman et de Suicide Squad, DC a mis le doigt sur la difficulté, voire l’impossibilité, de faire exister un film en tant qu’unité quand il doit entrer dans un moule collectif l’obligeant à des digressions et des liens décousus avec les métrages qui le précèdent ou le suivent.
Et au-delà des conditions imposées par les producteurs, Marvel pallie à ce problème en uniformisant un style visuel et sonore allant crescendo dans l’insipide, plus facilement acceptable quand il met en scène des personnages auxquels nous sommes déjà attachés. En revanche, difficile de pardonner au studio son manque de prise de risques lors d’introductions de nouveaux personnages, surtout lorsqu’on nous promet un ravalement de façade de la franchise. L’oubliable Ant-Man en est l’exemple évident, qui ne pouvait donc que nous faire craindre le pire pour l’arrivée du Docteur Strange dans le MCU, « maître des arts mystiques » dont l’univers magique et psychédélique est à des années-lumières de la rationalisation du monde des Avengers, ainsi que de l’esthétique marvelienne.
Pourtant, le film de Scott Derrickson (Sinister) s’amuse assez régulièrement à désamorcer nos appréhensions, et ce dès son introduction nous présentant les pouvoirs de ces personnages, capables de distordre la réalité dans des kaléidoscopes spectaculaires qui renversent l’espace et sa perspective. Nous critiquions récemment la flemmardise (ou juste l’incompétence) d’une grande majorité des blockbusters récents quand il s’agit d’offrir une scénographie rendant compte de l’immensité d’une diégèse. Ce piège, bloquant un film dans son récit souvent mal construit, amène régulièrement à un combo dévastateur réunissant des séquences trop courtes, une utilisation abusive de plans rapprochés et une shaky-cam justifiant un découpage aléatoire. Telle une réponse à la concurrence, Doctor Strange nous fait profiter d’une réalisation ample et stylisée, parvenant par sa minutie à rester lisible et cohérente malgré la dimension surréaliste de l’ensemble. Lorgnant autant du côté d’Inception que d’Un chien andalou (tout en restant plus sage tout de même), le long-métrage use avec pertinence et ludisme de ses technologies. Entre une 3D parfaitement exploitée par les jeux de profondeur de champ des scènes d’action, le rendu épique de l’IMAX ou encore l’emploi volontairement criard de CGI par ailleurs très réussis, le film nous immerge avec efficacité tout en marquant une distance volontaire par une mise en abyme assez maline.
En effet, les personnages montrent l’étendu de leurs pouvoirs dans ce qu’ils appellent la « dimension miroir », identique au monde réel, mais qu’ils peuvent modifier à l’envie. Si le rapprochement avec le septième art n’est pas le plus subtil qu’il ait été donné de voir, il a néanmoins le mérite de présenter la véritable problématique portée par Derrickson, et qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler Nolan et les surréalistes : les limites de l’écriture cinématographique pour exprimer des concepts métaphysiques. Certes, Doctor Strange se contente de développer la logique de son monde par du bullshit pseudo-mystique assez rudimentaire, mais il démontre, malgré tous les outils à sa disposition, la difficulté de le représenter, de transcender les notions classiques du découpage pour atteindre une sensitivité particulière. Ainsi, en accomplissant cet effort au travers de séquences diablement complexes (on pensera tout particulièrement à un combat de corps astraux agissant indirectement sur la réalité, ou encore une course-poursuite vertigineuse en plein New-York), le film s’affirme aisément comme l’un des plus originaux du MCU, mettant avant tout en exergue le besoin du cinéma de super-héros de dépasser les fondements de son art pour décrire toute la sur-humanité de ses protagonistes.
Dès lors, impossible de ne pas voir en Doctor Strange son évidente générosité, qui en viendrait presque à nous faire croire au Père Noël quand Marvel corrige certains de ses défauts les plus ancrés dans sa formule. Alors que Tony Zhou et sa formidable émission Every Frame a painting a récemment montré l’inconsistance de l’univers musical du MCU, bourré de thèmes génériques mal insérés dans les films (à l’exception des deux Avengers, soyons honnêtes), voilà que Derrickson fait appel à Michael Giacchino, le génie du moment, pour offrir au Docteur la partition la plus incarnée de la saga, mêlant l’orchestration classique à des sonorités baroques, voire même à du rock psychédélique. Une exigence plaisante qui, pour autant, n’est pas sans retour de bâton. Car s’il jouit de la qualité d’artisan de son cinéaste, le métrage n’échappe pas aux codes de la licence Marvel, qui une nouvelle fois amoindrissent les envies de ses créateurs, dont les efforts font ressortir les tares du studio.
Piégé par son besoin de raconter une énième origin-story bien trop proche de celle d’Iron Man (Stephen Strange, par ailleurs génialement incarné par Benedict Cumberbatch, est un homme brillant et arrogant qui va apprendre l’humilité après une grande claque donnée par la vie), le film suit un scénario convenu et parfois mal équilibré. Derrickson manque de temps pour approfondir son univers, et surtout pour justifier l’accumulation très rapide de savoirs par son héros, qui en devient peu crédible. Les relations de personnages sont bien souvent expédiées, malgré un casting au diapason, tandis que Marvel ose nous servir encore une fois un méchant très peu impactant (pourquoi prendre Mads Mikkelsen pour le cantonner à faire une parodie du T-1000 de Terminator 2 ?). D’autant plus que les plot-holes évidents de l’intrigue sont bouchés par les sempiternelles saillies humoristiques marveliennes, quoique peut-être plus efficaces ici par leur force plus régulièrement visuelle. Par cet aspect frustrant, dû à des ambitions refrénées par des conditions de production de plus en plus obsolètes, Doctor Strange est donc loin de se présenter comme le renouveau de la franchise, mais rappellerait plutôt le sous-estimé Iron Man 3, lui aussi pris entre deux feux qui ont fini par lui donner raison. En voulant transcender la métaphysique de son univers, Scott Derrickson se heurte en premier lieu au besoin de transcender la fabrique Marvel, ce monde cinématographique à part entière en apparence immuable. Mais par rapport à nombre de ses confrères écrasés par le monstre, le réalisateur apporte la touche d’espoir que l’on espérait, avançant fièrement vers l’avenir, quitte à trébucher, plutôt que de se complaire dans une boucle temporelle éternelle.
Réalisé par Scott Derrickson, avec Benedict Cumberbatch, Chiwetel Ejiofor, Tilda Swinton…
Sortie le 26 octobre 2016.