Avec Le dernier rempart (2013), nous avions rarement vécu une aussi spectaculaire sortie de route que celle de ce cinéaste qui avait jusqu'alors brillé dans chacun des genres qu'il avait exploré et qui, pour son premier film américain, s'était crashé à pleine vitesse, contre le mur de son ambition/rêve de tourner avec Arnold Schwarzenegger. Au delà du scénario assez consternant et du jeu en roue libre de ses acteurs, le manque d'inventivité totalement inhabituel, dont faisait preuve Kim Jee Woon n'avait cessé de nous interroger sur sa réelle implication dans ce projet. En voulant rendre hommage à la star qu'il admire et au cinéma d'action qui le consacra, il n'avait réussi qu'une copie antidatée d'un film d'action lambda des années 90. La déception fut telle qu'il faut bien avouer que l'impatience de découvrir son nouveau film, présenté pour cette 2ème journée du Festival du film coréen de Paris, était très mesurée. Sur le papier, tout semblait pourtant réuni pour que ce retour soit triomphal. Côté casting, on retrouve deux géants du cinéma asiatique dans des rôles antagonistes: Kang-Ho Song ( Memories of Murder, The Host, Snowpiercer) et Byung Hun Lee ( Bitersweet life, Le bon la brute et le cinglé). Dans cette Corée, alors occupée par les japonais, Kang Ho-Song interprète un homme dont l'ambition et la lâcheté, l'a poussé à choisir de servir les intérêts de l'occupant, pour devenir un capitaine de police traquant ses compatriotes résistants. Byng-Hun Lee interprète quant à lui la principale figure de cette résistance. Ce casting de rêve, qui pour les amateurs de cinéma asiatique équivaut presque à une confrontation De Niro/ Pacino, est complété par Yoo Gong, l'inoubliable personnage principal du formidable Dernier Train pour Busan.
Disons le tout de suite, Le dernier rempart n'augurait pas d'un irrémédiable renoncement de Kim Jee Woon à ses ambitions artistiques. Sa sublime et très impressionnante scène d'ouverture annonce la couleur et le reste du film, jusqu'à sa conclusion magistrale, confirme que The Age of Shadows est, à notre avis, son plus grand accomplissement artistique. Dans des décors d'un détail et d'une beauté à couper le souffle, la mise en scène ultra dynamique, sans cesse en mouvement et inventive complète un tableau qui, bien qu'accusant un petit coup de mou dans la mise en place de sa mécanique, nous a laissé béat d'admiration. Film d'espionnage jouant avec les codes du film noir, la mise en place de l'intrigue et les jeux d'ombres et de lumières occupent un premier bon tiers du récit, durant lequel on ne s'ennuie pas, où le regard est sans cesse attiré par la magnifique reconstitution de la Chine et de la Corée de la fin des années 20, mais qui est incontestablement exigeant et sera la clé de voûte de la formidable efficacité de la suite du récit. On retrouve le charisme étonnant de Kang Ho-Song, mélange de nonchalance et d'intensité, qui lui permet en un regard de passer du type un peu lâche et maladroit qui s'est rangé du côté de l'occupant pour servir son ambition, au policier menaçant déterminé à infiltrer la résistance. Kim Woo-Jin ( Yoo Gong) est son contact avec la résistance, celui dont il s'attache à gagner la confiance pour rencontrer leur leader Jung Chae-San ( Byng Hun Lee).
Là aussi, Kim Jee-Woon a tapé dans le mille, Yoo Gong, étant une sorte de Tom Hanks asiatique, extrêmement crédible dans ce personnage devant cacher ses activités de résistant derrière une allure de monsieur tout le monde. L'alchimie entre ces deux acteurs opère immédiatement et sert totalement le propos du film qui opère lui aussi un rapprochement entre ces deux personnages, venant du même monde mais qui ont choisi des chemins diamétralement opposés. Au delà de l'intrigue, reposant sur la course contre la montre entre la résistance coréenne et la police japonaise pour réussir à faire passer des explosifs de Shanghaï jusqu'à Séoul afin d'y perpétrer un attentat contre le pouvoir japonais, le destin de ces deux hommes est véritablement le cœur du film. The Age of Shadows joue excellemment bien des codes du film d'espionnage, arrivant à installer une tension dramatique constante et à ne pas épuiser son intrigue, mais il dépasse les enjeux géopolitiques de son récit, pour s'intéresser à l'humain, au parcours intime de ses personnages dans une époque où chacun doit choisir son camp. Passionnant pour le regard qu'il porte sur cette époque et sur ses personnages servis par des interprètes exceptionnels (il faut aussi citer Ji-Min Han qui interprète la résistante Yun Gye-Soon avec un imparable mélange de force et de grâce), The Age of Shadows devient impressionnant par la maestria dont il fait preuve dans ses scènes d'action.
On pense en premier lieu à la scène d'ouverture se déroulant de nuit, dans une veille cité chinoise, mettant au prise une bonne cinquantaine de policiers japonais, lancés à la poursuite d'un résistant, dans une course sans fin, sur les toits, dans les ruelles étroites, la caméra virevoltant dans ces décors avec une virtuosité impressionnante, toujours au service de la " lisibilité " de l'action. Une autre longue séquence dans un train , dont le faste n'a pas grand chose à envier à l'Orient Express, est un modèle de mise en scène, nous tenant en haleine constamment, dans ce jeu du chat et de la souris auxquels se livrent les policiers emmenés par Hashimoto (interprété par Tae-Goo Um qui est la révélation du film) et le petit groupe de résistants tentant de se rendre à Séoul. Le sommet sera atteint dans une séquence finale inoubliable, sur le Bolero de Maurice Ravel, d'une virtuosité digne des plus grands maîtres. Aussi passionnant que divertissant, The Age of Shadows est une toile de maître qui se dévoile progressivement, dont la cohérence et la perfection formelle en font l'un des (rares) très grands films de cette année.
Titre Original: MILJUNG
Réalisé par: Kim Jee Woon
Genre: Drame, Guerre, Espionnage
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