[Avant-Première] Roméo et Juliette à la Comédie Française, ou l’idéologie de la virilité

Publié le 07 novembre 2016 par Rémy Boeringer @eltcherillo

Mise en scène par Eric Ruf, la dernière création de Roméo et Juliette, à La Comédie Française, a été diffusé en direct et en avant-première, le 13 octobre 2016, au cinéma. Cette initiative, fruit d’une collaboration entre les Cinémas Pathé et l’illustre institution a le mérite d’amener à tous une culture que d’aucun considérerait élitiste. Force est de constater, de plus, que ce Roméo et Juliette brille par sa modernité, sans versé dans la relecture déplacée, se veut très accessible et bénéficie d’une mise en scène classique et maîtrisée, transposée dans les années 50. Cette tragédie de  William Robert Shakespeare, pourtant édité pour la première fois en 1597, demeure intemporelle.

A Vérone, deux familles nobles s’affrontent sous les fenêtres du Prince Escalus (Michel Favory), les Montaigu et les Capulet. Après cette terrible querelle, le Prince menace de représailles farouches celui des deux maisons qui réitéra des heurts. Roméo (Jérémy Lopez), héritier des Montaigu, est follement épris de Rosaline qui refuse ses avances. Sur l’insistance de Benvolio (Nâzim Boudjenah) et Mercutio (Pierre Louis-Calixte), ces amis, il accepte de participer incognito à une fête que donne les Capulet. C’est alors qu’il découvre la beauté de Juliette (Suliane Brahim), fille de ses ennemis, qui bientôt remplace en son cœur Rosaline, malgré l’interdit qui couve entre les deux familles.

Roméo (Jérémy Lopez), Juliette  (Suliane Brahim) et Pâris (Elliot Jenicot)

Alternant strict respect du texte shakespearien et, comme le veut l’usage, réécriture succincte des proses, ce Roméo et Juliette s’inscrit volontairement dans une modernité d’écriture que, novices en la matière, on n’attendait pas à la Comédie Française. Ainsi, souvent, lors de chamaillerie entre les protagonistes, et spécialement à l’occasion d’apartés destinées au public, voit-on surgir des traits de langage, notamment des insultes, bien contemporaines. De quoi dépoussiérer l’un des plus grands classiques de la littérature anglaise et parfois, déclencher l’hilarité des plus jeunes dans une salle que l’on qualifiera malheureusement volontiers de grabataire. C’est que, ne l’oublions pas, Roméo et Juliette si tragédie, il en est, est aussi, dans le texte du dramaturge londonien, une franche comédie fourmillante de jeux de mots. Jeux de mots que Ruf n’a pas oublié de mettre en scène. De même, au-delà de la touchante insouciance des jeunes tourtereaux, de leur amour immaculé, le drame qui advient n’est pas tant un ressort tragique qu’une conséquence de la volonté politique de Shakespeare qui, selon les mots de Marc Henri Arfeux « suggère une dimension cachée de l’âme humaine : l’idéologie de la virilité meurtrit les femmes, perd les hommes et dresse des tombeaux là où devraient s’ouvrir les lits du vrai bonheur. » C’est surtout cela qui se joue, et nous laisse saisit. Au-delà de la destinée bien attristante des amoureux, de leur jeunes vies flétries trop tôt par la douleur, ce sont bien les raisons de ce drame qui hante Roméo et Juliette

Roméo (Jérémy Lopez) et Juliette (Suliane Brahim)

Il s’agit de cracher à la face du monde l’absurdité de haines si tenace, de rancunes si vieilles qu’elles n’ont plus d’autres raisons qu’elle même de perdurer. Roméo et Juliette exprime la volonté mortifère des élites d’un pouvoir sans équivalent qui, pour la gloire d’un nom ou d’une idée, plonge l’individu dans la tourmente. Pour satisfaire à quelques princes, ou a quelques industrielles fortunés, pour satisfaire aux Capulet, aux Montaigu, au Renault et autres Krupps, des amis ont vu mourir ceux qu’ils considérait comme leurs frères, des femmes éplorées pleurent encore leurs amants et les anciens racismes n’en ont fait naître de nouveaux antagonismes. Un système dont Tybalt (Christian Gonon) est le faire-valoir, idiot va-t-en-guerre, a la recherche d’une virilité perdu qu’il ne trouve pas dans l’atmosphère feutrée de sa maison bourgeoise. Dans ce monde absurde, dans cette urgence de guerre civile, il faut alors pour les deux passionnés, brûlant d’un amour aussi sincère qu’il est abrupt, prendre le risque de se consumer. A l’aune de leur amour éclosant, c’est évidemment un monde à naître qu’il propose, un monde de paix scellé par leur mariage, mais essentiellement, un monde à fuir. Un monde qui fut celui de Shakespeare mais qui demeure le nôtre. Incroyable pour son temps, Roméo et Juliette bat en brèche l’un des symboles du patriarcat en laissant Juliette, maîtresse de son destin, en quelques sortes, refusant les avances du comte Pâris (Elliot Jenicot) et le mariage forcé que veut lui imposer son père (Christian Blanc).

Pâris (Elliot Jenicot) et Juliette (Suliane Brahim)

Cette sensation de vertige, Ruf l’a exprimé, avec une scénographie pensée pour rendre les protagonistes plus petits, écrasés par le poids des traditions. Sur scène, donc, les décors sont à la fois monumentaux et neutres, un peu abîmés par le temps, dans cette Italie pauvre des années 50, mais symbole discret de sa richesse passée. Une richesse éphémère aux mains de quelque uns, dilapidée dans des guerres intestines dont les plus faibles payèrent le prix. Qu’ils fussent affaiblis par un asservissement économique ou bien qu’ils fusent considérés comme faible car il laissait sa chance à la paix et à l’amour. Imaginé par Christian Lacroix, les costumes sont tous plus ou moins neutres dans leur couleur. Comme les décors, il s’agit ici de postuler que Capulet comme Montaigu, vraisemblablement semblables sont avant tout victime d’un système que personne n’ose remettre en cause et qui s’alimente lui-même de sang, de pleurs et de rages.

Bal chez les Capulet

De nombreuses séances sont prévues, en rediffusion, jusqu’au 26 décembre 0216, de cette œuvre brillamment mise en scène par Eric Ruf. Accessible à tous, loin de l’idée élitiste que l’on pourrait s’en faire, nous conseillons ardemment aux amoureux de poésie et de théâtre, mais aussi, aux novices de ne pas rater l’expérience.

Boeringer Rémy

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